Auteur de la théorie du Choc des civilisations, Huntington est le mentor des néo-conservateurs américains. De médiocres et méprisables caricatures publiées, il y a plus de quatre mois dans un obscur journal danois, sont-elles en train de donner corps à la prophétie du choc des civilisations ? La théorie extrémiste du « choc des civilisations » est officiellement apparue en 1993 sous la plume de l'Américain Samuel Huntington dans un article de Foreign Affairs resté célèbre. Pourtant, et si l'on remonte un peu plus tôt dans le temps, on retrouve cette formule en 1964 dans le livre d'un universitaire britannique qui va faire parler de lui des décennies plus tard. Il écrivait notamment : « La crise au Proche-Orient (...) ne surgit pas d'une querelle entre Etats, mais d'un choc des civilisations », Spécialiste de la Turquie, il s'installe aux Etats-Unis en 1974 avec la ferme intention de devenir un mentor du clan des néo-conservateurs. Il deviendra en particulier très proche de Paul Wolfowitz et séduira Dick Cheney qui en fera le théoricien de l'Administration Bush. Comme le laisse entendre sa petite phrase citée plus haut, c'est un inconditionnel de la politique israélienne. Surtout, que c'est lui qui a fourni la base « intellectuelle » à l'invasion de l'Irak. Dans un article, « Les racines de la colère musulmane » paru en 1995 et traitant des dispositions d'esprit du monde musulman, il affirme : « Ceci n'est rien de moins qu'un choc des civilisations, la réaction peut-être irrationnelle mais sûrement historique d'un ancien rival contre notre héritage judéo-chrétien, notre présent séculier et l'expansion mondiale des deux. » « Je pense que la plupart d'entre nous seront d'accord pour dire, et certains l'ont dit, que le choc des civilisations est un aspect important des relations internationales modernes. » Le décor est planté : un intellectuel inconditionnellement pro- israélien établit la jonction avec une Administration américaine néo-conservatrice qui vit du mélange explosif d'évangélisme et d'odeur de pétrole. Depuis l'effondrement du communisme, l'Amérique a besoin d'un ennemi de substitution et les faucons israéliens ne peuvent que se réjouir de voir les USA transformer leurs anciens alliés afghans en danger civilisationnel. Le « choc des civilisations », opposant un ensemble informe désigné sous le vocable « Islam » et « Occident » perçu comme le porte-drapeau de la « civilisation judéo-chrétienne » est au cœur de la pensée de Bernard Lewis. Ce dernier réussira à placer sa stratégie au cœur de la vision conservatrice américaine. Le 11 septembre fera le reste ; avec ses zones d'ombre... Au départ, ce concept de « clash des civilisations » relancé en 1993 par Huntington peu après la première guerre du Golfe, avait été massivement rejeté en Occident comme dans le monde musulman. Personne en effet ne voulait croire qu'une telle ineptie pouvait devenir un jour le cauchemar du quotidien sur notre terre. Pourtant, le concept a fini par sournoisement s'installer dans les consciences. Il est évident que l'Administration républicaine aux Etats-Unis et les faucons israéliens ont tout fait pour que la confrontation des « civilisations » devienne réalité, justifiant ainsi l'expropriation honteuse des Palestiniens et l'invasion effective ou planifiée de plusieurs pays du Moyen-Orient. Il paraît tout aussi évident que les victimes de cette vision ne peuvent être que les musulmans eux-mêmes. Et voici que quelques dessins en viennent à instrumenter les victimes en les poussant à des attitudes qui donnent du crédit à la haine propagée par Bernard Lewis pour l'Islam. Une série de questions méritent ici d'être posées : pourquoi ces dessins publiés en septembre 2005, sont-ils soudain médiatisés quatre mois plus tard et relayés par d'autres journaux européens au nom d'une prétendue défense de la liberté de la presse ? N'est-il pas curieux que ce scandale ait éclaté au lendemain de la victoire électorale du Hamas dans les territoires palestiniens ? Un mouvement de solidarité avec le journal danois s'est instauré dans certains quotidiens européens. L'occasion fut belle de défendre la liberté de la presse. Le monde arabe et musulman a un vital besoin de la liberté d'expression. Mais force est de constater que si cette liberté est bafouée, elle n'exerce pas la même considération à l'égard de certaines causes. La presse européenne ménage plus facilement les attitudes les plus inhumaines d'Israël et ils ont été peu nombreux à défendre Edgar Morin ou Sami Nair, lorsque ces derniers ont été accusés d'antisémitisme pour avoir osé discuter de la politique coloniale d'Israël. La liberté d'expression ne saurait excuser l'incitation à la haine religieuse, la stigmatisation et l'insulte. Cela n'a rien à voir avec la liberté de penser ou de publier. Cependant, l'ampleur de la réaction et sa démesure ne peuvent que réjouir ceux qui voulaient à tout prix opposer Islam et Occident. Le mouvement de protestation ayant démarré en Arabie Saoudite sous prétexte que ces dessins auraient été publiés dans des livres pour enfants, quel rôle la rumeur a-t-elle joué dans cette affaire ? Et enfin pourquoi ce déferlement de violence contre des individus innocents de ce délit d'insulte, surtout dans des pays comme la Syrie où il est difficile de croire qu'on peut brûler une ambassade sans la passivité des autorités ? L'Islam est tout de même plus fort que n'importe quelle calomnie. Douze caricatures stupides et les débordements qui ont été provoqués ont miraculeusement fédéré les théoriciens de l'axe du mal et certains régimes arabes totalitaires opposés à la démocratie. L'Islam est amour et tolérance. Il nous reste à le prouver à ceux qui veulent nous discréditer chez nous et ailleurs.