L'affaire des caricatures du Prophète Mohamed, initialement publiées par un quotidien danois conservateur le 30 septembre 2005, et reproduites ensuite par plusieurs autres journaux européens, provoque, en terre d'Islam, sentiments d'indignation, explosions de colère et manifestations de violence. Comme une boule de neige, le problème grossit démesurément de jour en jour, achevant de prendre les pourtours accidentés d'une confrontation obsédante et fantasmée entre Islam et Occident. Depuis les premières attaques anti-européennes perpétrées au Liban, en Syrie, en Iran et en Indonésie en réaction à la publication de ces dessins, blasphématoires pour les consciences musulmanes, d'aucuns y voient la confirmation insolente de la célèbre thèse du « clash des civilisations », élaborée, quelques treize ans auparavant, par le politologue américain Samuel Huntington. Par-delà les caricatures par lesquelles le scandale est arrivé, se jouerait, selon cette lecture, un nouvel épisode de la confrontation entre deux entités présentées comme hermétiques et irréconciliables : la civilisation occidentale et son envers la civilisation musulmane ; là où la première consacre la liberté de l'individu comme une valeur fondatrice de la société moderne, la seconde balise le champ de celle-ci dans les limites tolérées par les péremptions religieuses. Séduisante, cette lecture-réflexe n'en est pas moins réductrice et déformante. A la vérité, l'affaire des dessins du Prophète est surtout en passe de fournir aux courants fondamentalistes le prétexte pour brandir le spectre du complot que conduirait, selon leur vision paranoïaque du monde, l'Occident judéo-chrétien contre l'Islam. On sait désormais l'application qui est faite de ce paradigme par Al Qaîda : le terrorisme planétaire contre « l'alliance sioniste croisée ». Dans une perception du monde comparable, à l'envers, à celle du clash of civilisations, l'opuscule de Zawahiri - l'idéologue de la mouvance jihadiste - intitulé Cavaliers sous la bannière du Prophète, ce dessein apocalyptique est explicitement énoncé : « Libre de toute servitude envers l'empire occidental dominant, [la force du jihad] porte une promesse de destruction et de ruine pour les nouveaux croisés [qui se battent contre la terre d'Islam]. Elle a soif de vengeance contre les chefs de bande de l'impiété mondiale, les Etats-Unis, la Russie et Israël. » Et le mentor de Ben Laden d'ajouter : « Il faut se préparer à un combat qui n'est pas confiné à une seule région, mais qui est aussi bien l'ennemi apostat intérieur que l'ennemi judéo-croisé extérieur. » Si la nébuleuse Al Qaîda peine à inscrire l'adhérence souhaitée des masses musulmanes à son projet religieux totalitaire et suicidaire, son paradigme coulé dans le moule des croisades n'est pas moins populaire. Les raisons de cette affinité élective sont évidemment complexes et profondes ; elles mêlent dans une combinatoire, explosive in potentia, humiliation et hubris, religion et politique. Ayant à traiter, dans son Journal du Docteur Faustus, du nazisme en Allemagne, Thomas Mann a livré une analyse lucide et courageuse ; elle est étonnement transposable au monde musulman, lequel est en proie, depuis plusieurs décades, à la dissémination en son sein du fondamentalisme : « L'évasion hors des difficultés de la crise culturelle au moyen d'un pacte avec le démon, la soif d'un esprit fier et menacé de stérilité, avide de secouer les entraves coûte que coûte, le parallélisme entre une euphorie vouée à l'effondrement et l'ivresse fasciste des masses. » Mutadis mutandis toutes choses égales par ailleurs, une « évasion hors des difficultés de la crise culturelle » est inscrite dans la matrice épistémique du sens commun que véhicule une grande partie de musulmans, prompts à déceler la « main de l'étranger » au surgissement de chaque problème interne. Que l'on ne s'y trompe pas : les raisons internes sont au fondement de la crise qui frappe le monde musulman ; les facteurs externes (la politique coloniale d'Israël en Palestine, la guerre sur l'Irak, etc.,) dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences désastreuses sur les musulmans, n'en sont, eux, que le catalyseur de celle-ci. Il en va ainsi de la publication par quelques journaux européens de caricatures islamophobes - au demeurant stupides et de mauvais goût. Celles-ci peuvent-être dénoncées et combattues, à juste titre, au moyen de la justice, de la critique..., du mépris ; elles ne sauraient justifier les appels à la haine et à la violence lancés par les coryphées de la « guerre de religions » en vestales effarouchées. Le sujet de l'Islam d'aujourd'hui est pour l'essentiel un être de ressentiment : obstinément accroché à une histoire pensée comme finie mais répétitive, cherchant, selon une vision eschatologique, à ressusciter un temps advenu, il finit par se penser au-dessus des conditions historiques qui sont les siennes ; il est, pour reprendre la thèse de l'intellectuel tunisien Abdelwahab Meddeb, inconsolé de la destitution du monde islamique. De là la popularité en terre d'Islam de la Weltanschauung islamo-populiste, de cette vision du monde qui a pour paradigme la théorie du complot. Pour renouer avec l'éthique aristocratique et l'ethos de l'affirmation qui furent les siens au temps où la civilisation musulmane savait se distinguer par sa tolérance, son savoir et ses splendeurs, le sujet musulman devra enfin effectuer son examen de conscience, accepter le désaccord avec l'Autre et admettre la liberté de penser. L'« Occident », pour sa part, devra cesser d'entretenir l'amalgame entre Islam et intégrisme, reconnaître l'alter ego que fut pour lui la civilisation musulmane tout au long de l'époque médiévale et en finir avec son arrogance intellectuelle au moins autant que politique.