A travers un monodrame très physique, Hmida Layachi a dressé le bilan d'un pays qui a perdu cinquante ans à se poser des questions. O toi le mur tu as des oreilles, tu entends mais tu ne dis rien !». Le personnage est dans ses tourments. Il interpelle le mur comme il aurait parlé à une pierre qui roule ou à un arbre sourd. H'mida Layachi, dans le monodrame Karine, représenté mardi soir au Palais de la culture Moufdi Zakaria à Alger, a voulu remonter le temps, parler d'hier et d'aujourd'hui, de l'Algérie de ces cinquante dernières années, du statu quo, du blocage, en convoquant le personnage de Kadour El Blindi. Dans un mouvement de va-et-vient entre le passé, le présent, l'enfance, l'âge adulte, la sagesse, la folie, le rêve, le cauchemar, la réalité et l'imagination, Kadour explose comme un volcan, roule par terre, crie, saute, tente de briser les murs, sourit, rit et pleure. Mais le mur est là, froid, imperturbable, indifférent, silencieux. N'a-t-on pas écrit «Vive l'OAS», «Vive le FLN», «Vive l'ALN»… ? Petit Kadour refusait d'aller au bain avec sa tante Zineb, ne voulait pas aller au Djamâa apprendre le saint coran, adorait les cafés maures et la gasba qui y était jouée… Il percevait la liberté à sa manière, la rébellion est la fille aînée de l'insoumission. Mais, en face, il trouvait tant de blocages, tant de haines et d'oublis. Plus tard, la maison du quartier El Graba (Sidi Bel Abbes, ville natale de Hmida Layachi) a été détruite, la famille a été éparpillée, comme celle d'une nation qui a mal vécu son indépendance en raison d'une légitimité confisquée, d'une histoire détournée, non écrite… Et puis, la violence. Malika, prise par des hommes armés pour être violée. «Ils étaient là, ils la tiraient par les pieds, les cheveux. Je les regardais et je ne pouvais rien faire. Mamia, ne croit pas que j'avais peur !», crie Kadour qui se rappelle cet épisode douloureux en s'adressant à son épouse Mamia. Qui s'intéresse aujourd'hui au sort des centaines, voire des milliers de filles algériennes violées dans les maquis ou dans les champs par les fous de la kalachnikov ? La société a vite oublié. Et puis, il y a le koursi, le siège, la chaise, le fauteuil, le sofa, le tabouret…tout ce qu'on veut. Kadour se moque de ceux qui se collent au siège, qui mélangent pouvoir et répression, comme ces dictateurs chassés par les révoltes arabes comme des souris apeurées. Pour symboliser tout cela, la scénographie du monodrame a fait appel, d'une manière un peu brute, à des chaises accrochées par des cordes, couleur sang, blanc et noir. Kadour n'hésite pas à interpeller le public sur ceux qui sont là depuis 1962. Premier degré ? Peut-être pas. «Je cherche des hommes. Je cherche des femmes. Ah ! C'est toi. Tu dis que tu es policier. Je croyais que tu étais un homme !», lance Kadour. Le policier réplique et frappe. La police, «au service du citoyen», use du bâton à chaque fois qu'elle en a l'occasion. A-t-elle un autre langage ? Hmida Layachi a porté tout le poids du monodrame durant une heure. Pari risqué. «J'ai montré que le monodrame n'est pas le one-man-show. Il faut se dépenser, jouer de son corps, ne pas passer son temps à parler sur scène», a-t-il expliqué après le spectacle. Assis sur scène, Larbi Batsma a accompagné au oud et au gumbri la performance artistique de Hmida Layachi qui retrouve là le bonheur de jouer du théâtre comme il le veut. Libre et sans contrainte. La conception technique de Mokhtar Mouffok l'a aidé. Il y a du Antonin Artaud dans ce spectacle. Avec la cruauté parfois, et le mouvement d'aller-retour entre deux univers. Hmida Layachi a convoqué aussi au théâtre politique. A sa manière, il a dit, crié et revendiqué son «Dégage !». Son monodrame s'apparente à un véritable réquisitoire contre la lâcheté. Lâcheté née d'une durable passivité et d'une mise au pas continue de la société. De la société algérienne, pour le dire crûment.