Un beau recueil récompensé par la Prix Méditerranéen de la Poésie. Quel rapport peut-il bien y avoir entre une célèbre chanteuse grecque à la voix chaude et claire, au regard doux derrière une paire de lunettes aux montures voyantes, et un haut fonctionnaire algérien à la carrière internationale, grand de taille, quinquagénaire élégant qui se trouve être un poète accompli ou, plutôt, accomplissant tant le genre littéraire qu'il a choisi exige un état de renouvellement constant ? Non, pas une histoire de «people», ce traître mot qui désignait originellement le peuple et s'est, depuis, mis au service de tout ce que le monde compte de non-peuple. Mais une histoire de prix littéraire, en l'occurrence le tout premier Prix Méditerranée de la Poésie «Nikos Gatsos» créé par Nana Mouskouri et le Cercle Méditerranéen de Littérature et décerné le 18 juin dernier à Paris à notre compatriote Amin Khan pour son magnifique recueil de poèmes, Arabian Blues*. Pour être à sa première édition, ce prix n'en est pas moins prestigieux. Déjà par la qualité du jury qui le décerne, pas moins de seize membres où se distinguent plusieurs personnalités du monde de la culture, de la littérature, des arts et des médias. Ensuite, par ses critères de sélection qui se sont affichés d'emblée comme rigoureux, à l'image des autres sections de ce Prix qui existent depuis 1982 et dont Tahar Djaout a été lauréat en 1991 pour son roman Les Vigiles. Amine Khan a écrit son premier poème en 1966 alors qu'il était encore lycéen. Depuis, la passion de cette écriture singulière ne l'a jamais quitté. Etudiant à l'Université d'Alger, il a continué à se gaver de belle littérature et à couvrir ses carnets de vers qui ne verront le jour qu'en 1980, avec son premier recueil, Colporteur, publié par la défunte SNED et qui regroupe ses «poèmes prosaïques» écrits durant les années soixante-dix. La publication attire l'attention des connaisseurs et amateurs du genre qui repèrent une plume naissante, à la fois résolument moderne et imbue de l'élégance et de la sobriété des grands poètes du siècle comme de leurs précurseurs plus lointains. En 1982, chez le même éditeur, paraît Les Mains de Fatma, ode à l'amour plongé dans une sensibilité du monde. Sept ans plus tard, c'est Vision du retour de Khadidja à l'opium, sans doute le premier beau livre de poésie, édité par la Galerie Isma et illustré par l'un des meilleurs et des plus discrets peintres algériens, Abdelouahab Mokrani. En quelque sorte, Amin Khan prend alors son envol, poussant l'imagination poétique vers de nouvelles contrées pendant que l'écriture gagne en ampleur tout en conservant son mélange détonnant de pudeur et d'audace. Les années 2000 sont celles de l'ailleurs. Amine Khan, après des études brillantes d'économie, de philosophie et de sciences politiques à Alger, Oxford et Paris, puis une courte expérience administrative dans le gouvernement algérien, est appelé à des fonctions internationales qui le mèneront quelques années à l'Unesco. Il publie en 2010 Archipel Cobalt, préfacé par Dominique Sorrente (Ed. MLD) puis Vision of the Return (Post-Appolo-Press, Sausalito, California, 2012). Ses poèmes figurent également dans plusieurs anthologies et, notamment, celle dirigée par Tahar Djaout, Les Mots migrateurs (OPU, Alger, 1984) ou dans Poésie 91 (Pierre Seghers, 1991). Avec Arabian Blues, qui lui vaut cette première distinction internationale, la poésie d'Amin Khan se bonifie, gagne encore en forte concision, chaque mot valant son plein pesant d'images et de sens tout en s'allégeant des fioritures. Ainsi, ce poème que l'on imagine avoir été écrit à l'écoute d'une nouba de musique andalouse lors d'un exil hivernal dans l'une des villes du monde où il a vécu : «Toi qui tisses mes tristesses/ aux cordes du luth/ désenchantées/ espace la matière de ta voix/ et livre d'invisibles passages/ de soie dénouée/ toi qui recèles/ l'insensible incendie/ des parfums oubliés/ qui jamais ne délivres/ la douce terre d'exil/ de tes pensées/ toi que nulle main humaine/ ne retient/ tu es exactement là/ où j'ai perdu mon chemin». C'est bien là une poésie qui cultive la simplicité primordiale du langage, qui glorifie l'essentiel et privilégie le rythme de mots quotidiens sur la recherche de lexiques originaux. Sur un registre qui mêle l'émotion intérieure aux grandes questions humaines, sans la moindre trace de discours, Amin Khan semble s'inscrire parfois dans le répertoire poétique des maîtres soufis chez lesquels la forme était dans le contenu et le style dans le message. Poésie dépouillée et poésie du dépouillement, ascétisme littéraire qui finit par produire une exubérance chez le lecteur sans jamais la provoquer ou la forcer. C'est se confier à l'autre en l'invitant à chercher en lui l'écho de quelques mots, donner peu mais du meilleur avec «zéro blabla» pour reprendre un slogan publicitaire bien connu. On y retrouve aussi le sens de la parabole propre à la grande tradition arabe poétique et toujours cette concentration qui n'est pas sans rappeler l'art du quatrain, voire celui du haïku japonais, sans les contraintes formelles qui s'y rattachent. «Ô prière/ du corps à la poussière/ Ô poème/ du temps qui ne vient pas/ Ô peine/ de la défaite sans lieu». Six vers, ou trois si l'on veut, simples, forts et beaux que Djallal Eddine Errumi aurait peut-être pu écrire. Dans sa belle préface, René Depestre évoque une poésie de la «mondialité» et parle d'une «expression elliptique et dépouillée» liée à «divers héritages transnationaux et transculturels». Ce n'est pas peu dire. * Amin Khan. «Arabian Blues». Préface de René Depestre. Editions MLD, Saint-Brieuc, 2012. 80 pages.