Quand les cités médiévales rivalisaient de science, de savoir et de raffinement. Même si les deux «perles du Maghreb», Béjaïa la Sanhajie et Tlemcen la Zenète sont réputées avoir entretenu des relations politiques conflictuelles en raison de leur «situation géostratégique», il est cependant prouvé qu'elles ont eu des échanges culturels, scientifiques, intellectuels et artistitiques. Ces derniers ont favorisé «la constitution d'une tradition scientifique médiévale au Maghreb». C'est ce à quoi s'attache le beau livre Les Echanges Intellectuels Béjaïa-Tlemcen, réalisé à l'occasion de la manifestation culturelle Tlemcen 2011, Capitale de la culture islamique. Agrémenté de documents iconographiques des périodes étudiées, l'ouvrage regroupe dix-sept contributions d'universitaires algériens, français, espagnols et italiens*. Structuré en cinq parties, il éclaire sur la nature des liens et des échanges entre Béjaïa et Tlemcen du XIIe au XXe siècle. Aux XIe et XIIIe siècles, des Tlemcéniens ont séjourné à Béjaïa. Ils y ont étudié et enseigné. D'autres ont occupé des fonctions administratives ou juridiques importantes. Abdelaziz b. Makhluf (1202-1286) était Cadi (juge de paix) à Béjaïa et fit la connaissance de savants tels que le bio-bibliographe, al-Gubrini (m. 1315) et al-Hirrali, «l'imam du Tassawuf» ou soufisme (m. 1240). Aux XIVe et XVe siècles, des savants bougiotes se rendirent à Tlemcen pour y poursuivre des études et enseigner. Le savant Amrane al Mashdaly (1270-1345) dispensa des cours à la Médersa (école) tashfiniyya et fut distingué par le Sultan tlemcénien Aby Tashfin. L'ouvrage met en lumière plusieurs aspects : les similitudes entre les deux cités, les points de discorde qui les opposèrent, les relations conflictuelles de nature politique entretenues pendant ces années, le rôle des savants bougiotes et tlemcéniens dans le rayonnement culturel et religieux des deux villes et bien d'autres aspects peu connus du public qui ont permis à ces deux cités médiévales d'accéder au statut de centres d'enseignement supérieur au Maghreb et en Orient au même titre que Tunis, Fès, Le Caire, Kairouan. L'un des articles qui illustre les rivalités entre les deux villes pour le contrôle du Maghreb central durant le Moyen-Âge est une contribution de Dominique Valérian (Sorbonne). Ce texte est éclairant à plusieurs égards. Primo, il met en exergue la situation politique et géostratégique de la région du Maghreb à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle. Secundo, il rend compte des multiples tentatives de la dynastie des Abdelwalides (Tlemcen) pour s'emparer de Bougie qui pendant cette période était la deuxième capitale des Hafsides. Tertio, il éclaire sur la réalité des divisions politiques et militaires des sultanats des Abdelwadides, des Mérinides, des Hafsides ainsi que les jeux d'alliance entre ces dynasties, les tribus du territoire de Béjaïa et les puissances chrétiennes. Le XIVe siècle est décrit comme une période d'instabilité politique au niveau régional. Cette situation est le résultat de trois facteurs. Le premier est lié aux ambitions personnelles des souverains. Le second fait référence à l'affaiblissement du sultanat hafside et la fragilisation de sa souveraineté sur le Maghreb central. Le troisième facteur renvoie à l'effondrement de l'empire almohade, entraînant le partage du Maghreb en trois sultanats rivaux : les Mérénides, les Hafsides et les Abdelwadides, chaque dynastie nourrissant des ambitions territoriales. Les Abdelwadides qui poursuivaient l'objectif d'asseoir leur domination sur le Maghreb central tentèrent à maintes reprises d'assiéger Béjaïa. Cependant, pour de multiples raisons, toutes les opérations se soldèrent par un échec. Mais le motif principal réside dans la faiblesse de la flotte abdelwadide d'attaquer la cité par voie de mer. Les demandes d'aide adressées aux puissances chrétiennes furent vaines. Et si Bougie réussit à défendre son territoire, c'est notamment grâce à l'aide navale chrétienne. Dans l'article intitulé «Abd ar-Rahman Ibn Khaldun (1332-1406) et Yahia Ibn Khaldun (1333-1387) entre Bijaya et Tilimcen au XIVe siècle», le Dr Xavier Ballestin Navarro de l'Université de Barcelone s'attache à analyser le rôle politique des deux frères Ibn Khaldun dans le «devenir» des Etats du Maghreb ainsi que leur contribution à l'histoire culturelle de cette contrée lorsque la dynastie almohade était en pleine décadence. Yahia Ibn Khaldun était secrétaire de Abu Hammu Musa II, sultan de Tlemcen. Son ouvrage en prose et en poésie intitulé Kitab bugyat ar-ruwwad fi dhikr al muluk min bani 'Abd al-Wad (Livre de l'objet des désirs des voyageurs ou Histoire des rois de la famille des Bani Abdel'elwâd) est une glorification du roi et de sa lignée. Pour sa part, Abd-ar-Rahman Ibn Khaldun a publié Kitab al-'ibar (Le Livre des exemples), un traité d'histoire universelle, de philosophie politique et de sociologie qui couvre l'histoire des Berbères, des Persans et des Arabes. Ce dernier suscita un intérêt au Maghreb et en Occident. Ce fut le linguiste et «orientaliste arabisant», Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) qui publia, en 1810, quelques chapitres de la partie intitulée Al-Muqaddima (Prolégomènes) qu'Ibn Khaldun a conçu comme l'introduction de Kitab al-'ibar. Une traduction partielle de Kitab al-ibar, en particulier les volumes relatifs à l'histoire du Maghreb, a été réalisée par le Baron William Mac Guckin de Slane, orientaliste et philologue arabisant (1801-1878). Le Dr Xavier Ballestin Navarro soutient l'idée selon laquelle cette traduction «allait devenir une arme non négligeable de l'arsenal culturel colonial français et européen face à l'Islam». La lecture orientaliste européenne de l'ouvrage a été réductrice. Seuls les volumes consacrés à l'histoire du Maghreb ont été traduits. La partie traitant de la conception khaldunienne de l'Histoire, de l'humanité, de la société a été ignorée. Le troisième article intitulé «Les savants de Béjaïa à travers le livre al-Mi'yar, d'Ahmed Ben Yahia al-Wansharisi» analyse les caractéristiques des fatawis, c'est-à-dire l'ensemble des avis juridiques des Uléma kabyles dans le traité intitulé Al-Miyar (L'étalon). Ce recueil regroupe un ensemble d'opinions des savants de l'Ifriqiya, de l'Andalousie et du Maghreb. L'auteur de la compilation était à la fois linguiste, mathématicien, grammairien, rhétoricien et jurisconsulte. Les ulémas bougiotes sont décrits comme de «vénérables savants et jurisconsultes». Ils occupaient des postes prestigieux dans des écoles et des instituts de grande renommée et prêchaient dans de grandes mosquées à Tlemcen, Bougie, Constantine, Cordoue. Parmi ces savants figurent Abu-Ali Mansour Az-Zwawi, Ahmad Ibn Idris, Nasr ad-Din al-Mashdaly et bien d'autres. Les thèmes de leurs fatawis portaient sur des sujets en lien avec la vie quotidienne : famille, mariage, divorce, cultes, relations entre musulmans et non musulmans, achat, vente... Ces fatawis mettent en lumière les caractéristiques de ces savants qui ont joué un rôle important dans le développement du mouvement intellectuel au Maghreb et en Orient dans le champ des sciences religieuses notamment. Par ailleurs, ils mettent en évidence l'ouverture d'esprit de ces jurisconsultes et leur maîtrise du fiqh (l'exégèse). Outre les articles cités, les contributions de cet ouvrage pluridisciplinaire offrent l'opportunité de s'approprier ou de se réapproprier un pan de l'histoire de deux cités renommées durant le Moyen-âge, période très peu connue du public algérien. Ces échos d'un passé glorieux revêtent une importance capitale car ils permettent d'expliciter, d'éclairer et de donner un sens aux traces de jadis qui ont résisté aux aléas du temps, contribuant ainsi à la construction de l'identité historique collective. Deux cités. Des hommes. Des idées. Des stratégies politiques. Des passions. De la création. De l'érudition. Des appétits de pouvoir. Des conflits. De la spiritualité. Du savoir. De la connaissance. De la musique aussi... C'est ce que nous invite à découvrir et à apprécier Les échanges intellectuels Béjaïa-Tlemcen, ouvrage éclairé et éclairant qui doit son existence notamment à l'association du Groupe d'études sur l'histoire des mathématiques à Bougie médiévale (GEHIMAB) dont la mission est de recueillir des matériaux sur les activités scientifiques dans la ville de Béjaïa et au Maghreb durant le Moyen-âge afin de valoriser le rôle de cette ville dans le champ scientifique et intellectuel. *«Les échanges intellectuels Béjaïa-Tlemcen». Ouvrage collectif sous la direction de Djamel Aïssani et Mohammed Djehiche, coordonateurs et éditeurs, ministère de la Culture, 2011.