-Quelle est votre analyse concernant l'assassinat de Chokri Belaïd, secrétaire général du Mouvement des patriotes démocrates tunisiens ? Depuis les premières manifestations, après les bouleversements de décembre 2010, janvier 2011, qui ont conduit à la fuite de Ben Ali et de sa famille ; la Tunisie est restée dans l'œil du cyclone. Comme si l'avenir était inféodé à une vision figée de la démocratie à construire. Au-delà de la Tunisie, les mobilisations populaires constituent un défi pour les élites arabes qui doivent, collectivement, inventer un nouveau modèle de gouvernance et de gestion de l'espace public. Depuis les élections d'octobre 2011, remportées par les islamistes, le gouvernement dominé par Ennahda n'est pas parvenu à créer un lien avec la population, au-delà de son électorat, c'est de cette connivence que l'action politique tire sa légitimité. Cette histoire n'a pas été écrite. Au lieu de cela, on a assisté progressivement à un glissement de l'action publique vers une nouvelle forme d'arbitraire. -Comment cela ? Les manifestations du 9 avril 2012 ont été violemment réprimées, avec leur cortège de questions sur le déroulement des événements. Les protestations des chômeurs matraqués. Les réunions publiques de l'opposition attaquée par des milices dites de protection de la révolution. Les exactions commises par des groupuscules salafistes… Autant d'actes restés sans suite judiciaire et impunis. C'est dans ce contexte qu'intervient l'assassinat de Chokri Belaïd. Un choc, une rupture, un séisme. Naturellement, il n'est pas question ici d'accuser Ennahda d'avoir commandité ce crime. Il faut garder la raison et éviter les amalgames. En revanche, on peut légitimement réclamer au gouvernement d'assurer la sécurité de ses citoyens, de tous ses citoyens. De toute évidence, il a failli dans cette mission. La question à présent est de savoir comment rétablir le lien avec le pays réel, et quelle sera la capacité des islamistes et de leurs alliés au sein de la troïka, d'être les vrais acteurs du changement ? -Quels sont les scénarios à craindre pouvant compromettre le processus de transition en Tunisie ? Compte tenu de la nouvelle donne, créée par la mort de Chokri Belaïd, le tout nouveau Premier ministre, Ali Laarayedh, aura la charge de former un gouvernement qui devra renforcer la transition en cours, et surtout garantir une démocratisation réelle et non formelle. Il ne suffit pas d'avoir remporté les premières élections libres de l'histoire du pays. La démocratie est d'abord une pratique. L'autre aspect de la transition est la faiblesse de l'opposition. Sans programme, sans discours autre que celui de combattre les islamistes, sans réelle capacité de mobilisation. Elle n'apparaît pas comme une alternative crédible. Seul le syndicat UGTT incarne un contrepouvoir. Le risque est qu'il sorte de son rôle de défense des intérêts des travailleurs pour se jeter dans l'arène politique, ce qui a été le cas, notamment, pour la journée de grève générale décrétée à l'occasion des funérailles de Chokri Belaïd. Et puis, il y a les raisons exogènes, l'environnement régional dominé par l'instabilité politique et institutionnelle : Libye, Algérie, Mali ou Niger. La circulation des armes et les réseaux de contrebande qui profitent de cette situation pour prospérer… Enfin, il me semble que rien ne sera fondamentalement remis en cause, tant que les acteurs de la transition accepteront l'idée du dialogue et de la confrontation d'idées. -La classe politique tunisienne risque-t-elle de basculer dans la violence ? Non, je ne vois pas aujourd'hui de risque de cette nature. Il existe des groupuscules tentés par la violence. Ils sont ultra minoritaires et sous surveillance. Je suis convaincu que le prochain gouvernement se focalisera sur les questions sociales. C'est son intérêt et celui de la Tunisie. Par ailleurs, les dirigeants d'Ennahda ont bien compris qu'une partie des Tunisiens, qui se sont retrouvés lors des obsèques de Chokri Belaïd, est leur base sociale, leur électorat. Pas question de laisser s'éloigner ceux qui ont permis la victoire et qui pourraient demain devenir moins conciliants. -Peut-on craindre un scénario similaire à celui des années 1990 en Algérie ? Je ne crois pas. La situation est différente, le contexte international a changé et la nature du système politique devrait préserver, a priori, la Tunisie de ce genre de danger.Pour autant, le risque d'une instabilité chronique, avec pour effet une forme de déconnexion d'une partie de la société, par rapport aux élites politiques, serait un danger plus grand encore. La Tunisie pourrait devenir un pays sans avenir, car sans projet. Et la défiance pourrait se transformer en nihilisme social. D'où l'importance pour l'opposition de travailler à un programme politique réaliste et crédible. Ce serait le meilleur moyen de mettre la Tunisie à l'abri des soubresauts de la politique et de ses aléas.