En 2011, une Egyptienne se montre nue sur son blog. Le regard de la sociologie va au-delà du fait. - La publication du corps nu d'Aliaa Magda El-Mahdy sur son blog est inédite dans le Monde arabe. Quel sens donnez-vous à cet acte ?
Cet acte a une pluralité de sens. Il vient jeter le trouble dans les catégories sexuelles qui ont cours dans le Monde arabe. Et il n'est pas illégitime de le voir comme une provocation dans le sens d'une volonté délibérée de bousculer très fortement les catégories des autres. La provocation pourrait être entendue comme une volonté intentionnelle de choquer, c'est-à-dire de rendre dicible l'indicible, de dire à haute voix ce qui se chuchote et de montrer. Cet acte n'est pas le fait d'un être immature. Il n'est nullement un acte isolé, individuel et confidentiel. Il est délibéré et hautement réfléchi. Il a été réalisé en couple. Il a suscité des manifestations d'approbation dans le Monde arabe, même si celles-ci ont été minoritaires. Qu'importe ! Ce qui est essentiel, c'est l'apparition de ce corps au vu et au su de tout le monde et les violentes controverses qu'il a suscitées. C'est une manière de faire réapparaître la politique et le politique dans l'espace et les débats publics. C'est plus qu'un discours abstrait, transcendant, nationaliste, transnationaliste. Cela oblige certain(e)s à prendre position et à s'interroger. Car ce corps, qui doit rester dans l'ordre de l'invisible, pose à tout un chacun des questions d'ordre moral et éthique. Il peut être vu comme un espace qui réconcilie des dimensions traditionnellement séparées tels que l'art et la politique, l'art et la religion...
- Vous écrivez : «Ce n'est pas Aliaa Magda El Mahdy qu'il s'agit de penser ; c'est ce corps nu comme événement qu'il s'agit de penser de manière critique». Qu'est ce qui confère à ce «corps nu» la dimension «d'événement» ?
Ce corps, tel qu'il s'est donné à voir, n'est pas pornographique. Il recouvre une dimension esthétique, voire esthétisante. Il signifie explicitement le droit de montrer un corps, de se montrer nue, de montrer ce qui est traditionnellement invisible mais relève, pour un grand nombre, du dégoût. Ce corps est un événement au sens où il oblige à se prononcer, à s'interroger, à prendre position, à décliner des positionnements moraux. C'est-à-dire ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Il oblige chacun à dire comment est le monde et tel qu'il devrait être. Il contraint à une attitude descriptive et normative. C'est un événement au sens où il surgit à un moment où on ne l'attendait pas et donc il bouscule les catégories traditionnelles de la culture, du politique, du corps des femmes, de l'espace public et privé...
- Mais si ce corps avait surgi dans un autre contexte, aurait-il eu le même impact ?
Ce qui a rendu possible son acte, c'est ce qu'explique Michel Foucault au sujet de la Parrêsia. C'est-à-dire tu te lèves et tu dis : «Le maître est un fou et l'autorité exercée sur moi est arbitraire et relève de l'ordre du pouvoir fou.» Aliaa Magda El Mahdy montre son corps. Signe de son corps. C'est son corps qui parle pour elle. C'est parce qu'il s'est montré ainsi qu'il dépasse le nom singulier et devient un corps universel. C'est probablement à ce niveau que se situe l'enjeu politique fondamental. Ce geste a donné à réfléchir et a permis, a autorisé un grand nombre de femmes et d'hommes à prendre position. Je pense particulièrement à toutes ces femmes arabes sur la Toile, qui, à l'aide d'un écriteau, justifiaient leur positionnement en faveur de l'émancipation des femmes arabes.
- Quel est le statut des corps des femmes dans les traditions arabo-musulmanes ?
Les femmes ne s'appartiennent pas. Elles sont la propriété des autres, notamment de ceux qui détiennent l'autorité légitime. Autrement dit, masculine. Et le corps nu de Aliaa Magda El Mahdy vient chahuter une série d'évidences, à savoir que le corps des femmes n'appartient pas à autrui mais à celles qui le portent. Cette vision ne va pas de soi dans toutes les sociétés du monde, et en particulier celles qui sont patriarcales et religieuses. Le corps de Aliaa n'est pas celui de la pornographie et de la publicité. Son exhibition n'est pas gouvernée par la logique du profit. Il n'est pas un corps en offrande. C'est un corps politique qui s'exhibe et qui s'oppose avec la plus grande des violences aux pouvoirs constitués. Une femme arabe nue est un affront public et privé à tous les hommes et à une grande partie des femmes. Il est un corps politique car il vient chahuter ce qui est inscrit au plus profond des structures psychiques et sociales des rapports de domination et d'une vision domestique, sexuelle et politique du travail. Et il est, à terme, subversif. Même si les femmes ont été minorisées et marginalisées lors de ces manifestations, elles sont entrées dans le politique par le corps puisque leurs voix étaient quasiment inaudibles. Le corps nu d'Aliaa est un trouble de l'ordre public. Il y a eu des appels au meurtre car elle a touché aux fondements des structures psychiques et sociales et à l'ordre du sacré. Le corps des femmes ne doit pas être vu. Exactement comme le visage de Dieu. C'est un corps sacré sur lequel on ne peut poser aucune parole, aucun doute, aucune critique. Et un corps de femme qui s'expose doit être effacé à tout jamais. Une musulmane qui se montre nue tente de souiller toutes les autres femmes. Et la souillure se lave par la mort, par l'éradication définitive.
- Que signifie «penser ce corps de manière critique» ?
Il s'agit de soumettre cet événement au principe de la raison raisonnante. Il ne faut pas faire intervenir des catégories de jugements, de morale moralisante, mais il s'agit de se demander : quelle est la nature de cet événement ? Pourquoi advient-il maintenant durant les événements ? Dans ces conditions ? Pourquoi ce sont des femmes qui montrent les choses les plus improbables ? On peut presque se demander : pourquoi l'Egypte ? Pourquoi en Tunisie, il n'y a pas eu des phénomènes de cette nature ? Et pourquoi est-il quasiment impossible dans d'autres pays arabes ? Autrement dit, la critique doit se situer du point de vue de la raison et de la réflexivité. Ce corps nous pose des questions et, en retour, nous devons, grâce aux principes de la raison, poser les questions sur ce qu'il advient de ce corps et ce qui nous advient du point de vue de nos catégories intellectuelles en voyant ce corps apparaître dans des lieux absolument improbables et dans des pays profondément conservateurs et réactionnaires à l'égard des femmes.
- «Le corps nu d'Aliaa Magda El Mahdy a cette faculté inattendue de penser ensemble des registres qui ont toujours été tenus séparés : la religion, la politique, la liberté, l'art, la pluralité humaine, l'action en commun», écrivez-vous…
Je pense que l'apparition de ce corps est une petite révolution anthropologique. Ce que bouleverse ce corps c'est, d'une part, les relations entre la terre, c'est-à-dire ici-bas, et le ciel qui représente l'au-delà. Et d'autre part, les registres dont la vocation fondamentale est de produire du sens car ces derniers ne sont jamais isolés. L'art, la politique, la religion sont les produits d'un moment donné de l'histoire. Ensemble, à la fois séparément et collectivement, ils produisent du sens collectif. Toutes les activités créatrices de sens et d'intelligibilité sont aussi fortement agitées, perturbées, troublées par l'apparition de ce corps dans ces sociétés où l'on ne cesse de dire des choses entendues et convenables. Et quand on ose, on le fait de manière critique, mais sans jamais toucher au sacré. Or, ce corps a pour rôle premier de questionner radicalement le sens du sacré et son statut dans les sociétés. Une des conséquences fondamentales qui me semble bénéfique dans un premier temps, c'est de désacraliser le sacré. Ce corps nu balaie d'un seul coup toutes les petites controverses techniques relatives, dépolitisées à bon escient, pour poser la question du monde dans lequel nous vivons.