L e processus démocratique post-Ben Ali a produit une bipolarisation marquée de la vie politique en Tunisie. Entre islamistes et démocrates laïcs, les lignes sont tracées au gras. Tunis De notre envoyé spécial Le passage de l'islamisme tunisien au statut de phénomène sociopolitique conquérant inquiète et fait réagir une partie de la société. L'assassinat de Chokri Belaïd et la violence qui s'invite dans le quotidien accélèrent une rupture entre les deux formes. Chaque camp, cependant, est animé par deux tendances au moins. Entre réformistes et révolutionnaires, le camp démocratique s'est cristallisé enfin après les errements ayant rendu pléthorique la classe politique de ce côté-là et provoqué la débâcle des élections de la Constituante en octobre 2011. Le Front populaire, créé une année après ces élections par une douzaine de partis de gauche, est le premier né. Composé de marxistes, de trotskistes, de nationalistes et à un degré moindre de verts, le Front populaire, initié par feu Chokri Belaïd et Hamma Hemmami, en fait voir des vertes et des pas mûres à la troïka au pouvoir. Sans concession, le Front s'est tracé comme premier objectif la tenue d'un «congrès national de salut» réunissant les forces vives appelées à sauver le pays du chaos. Seulement, les islamistes ne sont pas les bienvenus dans cette initiative et forment depuis leur arrivée au pouvoir l'ennemi à écarter. Hamma Hemmami, qui s'est ligué au début des années 1990 avec Ennahda contre le pouvoir de Ben Ali, accuse aujourd'hui ses anciens alliés de vouloir spolier la révolution des Tunisiens et leur aspiration à la liberté en imposant une dictature religieuse. La bête noire des islamistes Le second pôle est incarné par l'Union pour la Tunisie, créé en décembre dernier à l'initiative du parti Nidaâ Tounes, avec quatre autres formations, parmi lesquelles le mouvement de gauche Al Massar et Al Djoumhouri, l'ex-PDP de Nejib Chebi. Stigmatisé par le Front populaire comme étant un nid d'anciens du régime, Nidaâ Tounes, mené par l'ex-chef de gouvernement Beji Caïd Essebsi, a réussi cependant à gagner en popularité grâce à ses positions critiques envers la troïka au pouvoir, envers la violence des islamistes, et aussi grâce à un discours réformiste rassembleur. Selon l'un de ses leaders, Bel Haj Ali, l'Union pour la Tunisie a un but essentiellement électoral. Il s'agit, selon lui, de simplifier la donne et aider le Tunisien à savoir choisir au moment de donner sa voix. Dans le camp des islamistes, Ennahda continue à jouer les premiers rôles. Ceci dit, la crise qui a mené à la démission du Premier ministre, Hamadi Jebali, a révélé la division interne entre «faucons» radicaux et «hirondelles» conciliantes. Comme l'a démontré l'actualité récente, ce sont les premiers qui l'emportent à l'occasion de décisions décisives pour l'avenir du mouvement et son contrôle du pouvoir. Ennahda a préféré sacrifier son Premier ministre et garder ses positions au gouvernement. Cette crise a montré aussi l'influence de Rached Ghannouchi et du majliss echoura sur les institutions actuelles, contrairement aux deux autres partis de la troïka. Partage de rôles Le CPR du président Moncef Marzouki et Ettakattol de Mostefa Bendjaâfar se transforment en véritables coquilles vides après des saignées subies au sein de la Constituante. Le premier a perdu 16 sur ses 29 députés et le deuxième, 9 sur 20 députés qui ont quitté leur parti pour d'autres cieux. En position de faiblesse, ses alliés en carton ne peuvent rien contre Ennahda. Mais le parti de Ghannouchi ne se suffit pas à lui-même pour contrer la pression des démocrates. C'est là qu'entrent en jeu les salafistes, les djihadistes et les partis islamistes nouvellement agréés, At'tahri et le Parti islamiste tunisien. De loin, il existe une grande différence entre le discours presque progressiste de certains dirigeants d'Ennahda et l'action souvent violente des milices salafistes pour la moralisation de la société. Il y a cependant comme un partage de rôles entre les uns et les autres pour servir la même cause, à savoir l'islamisation de la société et de son Etat. C'est cette stratégie trompeuse qui est dénoncée aujourd'hui par les progressistes, toutes tendances confondues. Dans ce bras de fer, la centrale syndicale, l'UGTT, pèse à chaque fois de son poids et souvent en faveur des démocrates pour faire avancer les choses. Pour certains, comme le chercheur Kader Abderrahim, seule l'UGTT incarne un contre-pouvoir. Mais à bien considérer l'assassinat de Chokri Belaïd, fondateur du Front populaire, ou encore la volonté d'Ennahda de casser l'Union pour la Tunisie en conditionnant la cession du ministère de l'Intérieur par l'entrée d'Al Djoumhouri au gouvernement, il est difficile de réduire les capacités politiques des démocrates sur l'échiquier politique tunisien.