La théorie économique moderne repose sur un postulat clair : dans la sphère économique marchande, l'entreprise privée, en situation de concurrence et de bonne régulation, est plus performante que l'entreprise publique. On peut ne pas être d'accord avec cette conclusion. Là n'est pas la question. Le débat sur ce thème serait long et fastidieux. Mais c'est une croyance solidement ancrée dans la culture économique moderne. Elle est partagée aussi bien par les keynésiens, les adeptes des choix publics que les libéraux extrêmes. Seuls quelques économistes de ce qui reste de l'ancienne doctrine marxiste osent remettre en cause ce point de vue. Les études empiriques confirment, en général, mais pas dans tous les cas, ce postulat. Ceci n'exclut guère qu'un pays puisse disposer d'un secteur public stratégique performant dans un nombre limité d'activités. Ce qui est stipulé est qu'un pays ne peut pas gérer efficacement un immense secteur public, constitué de centaines d'entreprises, dans des domaines généralement mieux pris en charge par le secteur privé : agroalimentaire, tourisme, hôtellerie, bâtiment, Hifi, mécanique, transport terrestre, informatique, électronique, etc. Les économistes préconisent que pour ces domaines il faut arbitrer en faveur des entreprises privées. En Algérie, où la culture économique est fortement décalée par rapport au reste du monde, dans ces secteurs non stratégiques, les économistes sont au moins d'accord pour dire que l'Etat ne doit pas faire de distinction entre secteur public et secteur privé, et même ce minimum n'est point atteint. Quels sont alors les risques encourus ? Pourquoi a-t-on besoin d'une disposition constitutionnelle ? Il est facile de demander l'impossible Les sciences de gestion n'ont pas pu produire, jusqu'à présent, les outils spécifiques qui permettraient de gérer efficacement des centaines ou des milliers d'entreprises par les pouvoirs publics. Peut-être, les futures générations arriveraient à le faire. Mais pour le moment, la science n'a pas produit ces instruments. Ceux qui préconisent que l'Etat algérien doit garder la totalité des entreprises actuelles publiques et les rendre efficaces ne savent pas qu'ils demandent l'impossible. Ces analystes peuvent être sincères, animés de bonnes intentions, mais ils sont naïfs. J'explique toujours à mes étudiants le contexte par une métaphore. Que penseriez-vous d'un cancéreux stade terminal qui dirait à son médecin : «Docteur, je veux guérir la semaine prochaine parce que j'ai un important travail à terminer ?» Le malade prend ses vœux, ses désirs et son souhait le plus cher comme réalisables. Il ne mesure pas l'ampleur du mal et l'incapacité de la médecine actuelle à y faire face. Ceci est applicable à ceux qui demandent à l'Etat algérien de garder publiques les 1500 entreprises disponibles et les gérer efficacement. Cela leur semble facile et possible. Mais il n'en est rien. Les sciences humaines et sociales n'ont pas la solution. Par exemple, comment éviter que les nominations de managers ne se fassent sur des bases politiques ? Comment éviter que des lobbies se forment pour réclamer des assainissements sans fin de ces entreprises, et donc dilapider de l'argent qui aurait pu créer de véritables emplois pour les «harraga» et des laissés-pour-compte ? Personne n'a la solution. Aucun ne la trouvée nulle part. Ceci dit, il n'est pas exclu que l'Etat puisse disposer d'une centaine d'entreprises publiques (Sonatrach, Sonelgaz, SNTF, Air Algérie, etc.). Lorsqu'un secteur public stratégique est réduit, nous avons des chances, en utilisant des outils appropriés, d'obtenir des performances acceptables. Nous avons un adage en économie qui stipule : «Peu de connaissances sont de dangereuses connaissances». Ceux qui pensent que l'Etat doit gérer efficacement des milliers d'entreprises publiques dans des domaines aussi variés que l'agroalimentaire, l'hôtellerie, etc. rentrent dans cette catégorie. Il est facile et naïf de demander l'impossible. Les distorsions des mécanismes de marché Nous avons besoin de bien comprendre les distorsions économiques introduites pour justifier une disposition constitutionnelle. Supposons que nous ayons deux entreprises, l'une publique, A, et l'autre privée, B, qui œuvrent dans le même domaine : par exemple, la construction de logements. Supposons que l'entreprise publique subit des déficits (ce qui est le cas de la plupart mais pas de toutes) et l'entreprise privée réalise des surplus. L'Etat va taxer la seconde et subventionner la première. L'entreprise privée offre à l'Etat les ressources pour subventionner sa concurrente qui sera maintenue en vie, en partie, grâce à ses ressources. Supposons que quelques années plus tard on assiste à l'inverse : l'entreprise publique fait des profits et l'entreprise privée réalise des pertes. Sans état d'âme, l'Etat va laisser l'entreprise privée partir en faillite. Nous avons là une grave distorsion aux mécanismes de marché. L'entreprise privée court de véritables risques, l'entreprise publique aucun : quel mécanisme pousserait donc l'entreprise publique à l'efficacité ? Nous mettons de côté les injonctions et les multiples contraintes que ces entreprises endurent. Il y a là un grave problème éthique : on prélève des ressources d'une entreprise pour subventionner sa rivale et la laisser mourir en cas de problème. Pour cela, la vaste majorité des experts préconise un traitement équitable entre les deux secteurs. La disposition constitutionnelle stipulerait : «L'Etat ne discrimine pas entre entreprises économiques sur la base de la nature de la propriété». Les juristes trouveraient sûrement une bien meilleure formulation. Mais nous avons besoin d'une telle disposition dans la nouvelle constitution pour introduire plus d'équité dans notre système économique. Il ne peut pas y avoir deux poids, deux mesures alors que dans les discours politiques on prône l'égalité de traitement. Il ne faut pas également faire l'inverse : privilégier l'entreprise privée parce qu'elle est privée. L'égalité de traitement devrait être une disposition constitutionnelle.