Deux ans après s'être libérée de la dictature de Ben Ali, la Tunisie organise une des plus grandes manifestations politiques et sociales dans le monde. Dans une ambiance festive mais aussi de lutte, les pourfendeurs du système brandissent leur emblème pour exiger «un autre monde». Tunis. De notre envoyé spécial Tunis renoue avec les chants révolutionnaires résonnant tout au long de l'emblématique avenue Bourguiba jusqu'au stade El Manzeh. La révolution de la «dignité» a été chantée dans toutes les langues, hier, lors de la marche populaire des altermondialistes donnant le coup d'envoi du Forum social mondial qui se tient dans le pays jusqu'au 30 mars. Des milliers de manifestants, venus des quatre coins de la planète, ont repris en chœur les célèbres slogans de la révolution tunisienne dans un contexte politique intérieur incertain. La tenue de cette messe altermondialiste redonne de la vigueur à la révolution du 14 janvier et surtout relance les mouvements progressistes tunisiens mis en difficulté. «Notre révolution accueille avec joie tous les mouvements politiques et sociaux opposés à un monde inhumain et injuste fait de dominations et de guerres. Les slogans scandés par les altermondialistes rejoignent totalement ceux de notre révolution», lance un militant du Front populaire (opposition) en direction d'un groupe de militants canadiens venus porter la voix de la contestation au FSM. Le Printemps arabe embrasse le printemps érable sur l'avenue Bourguiba. Deux ans après s'être libérée de la dictature de Ben Ali, la Tunisie organise une des plus grandes manifestations politiques et sociales dans le monde. La police qui réprimait brutalement durant la dictature était, hier, barricadée derrière les barbelés «protégeant» le siège du ministère de l'Intérieur, quand la marche des altermondialistes s'est ébranlée en toute liberté scandant dans les différentes langues des mots d'ordre anticapitalistes, pour la libération de la Palestine, du Sahara occidental. Dans une ambiance festive, mais aussi de lutte, les pourfendeurs du système brandissent leur emblème pour exiger «un autre monde». «De Porto Alegre à Tunis, des millions de personnes veulent rompre avec l'hégémonie de la finance et de la guerre. Le système capitaliste exploiteur est destructeur. Il n'épargne ni les êtres humains ni l'environnement. Il est temps de remettre l'homme au centre des préoccupations mondiales, si l'on veut un monde de paix et de justice», prêche un dirigeant d'une organisation de paysans indiens. La démonstration altermondialiste était une occasion pour beaucoup de mouvements de faire connaître leur cause. C'est le cas des militants sahraouis, présents avec un important carré, expliquant aux manifestants leur combat pour l'indépendance. Si certains militants des droits de l'homme marocain se sont joints à eux, d'autres participants du royaume chérifien ont tenté vainement d'étouffer les cris des Sahraouis, mais sans que cela provoque d'incidents. L'ombre de Chokri Belaïd Le moment fort de la marche était l'arrivée de la militante tunisienne, Basma Belaïd, la veuve du leader progressiste, Chokri Belaïd, assassiné en janvier dernier. Entourée des dirigeants du Front populaire et de nombreux jeunes Tunisiens, elle prend la tête de la manifestation sous les cris : «Nous voulons la vérité sur l'assassinat de Belaïd.» Elle a été «prise d'assaut» par les altermondialistes venant la saluer et lui témoignant leur solidarité. D'une grande dignité, elle se plie gracieusement aux sollicitations des manifestants. Les portraits de son mari assassiné sont partout arborés par les jeunes militants tunisiens. «Chokri n'est pas mort, il est dans mon cœur et dans le cœur de chaque Tunisien. Sa mort ne sera pas vaine. Il nous donne le courage de continuer le combat pour les libertés», confie-t-elle. Les militants progressistes font le serment de reprendre le flambeau de la lutte. Depuis son assassinat, Chokri Belaïd est devenu l'étendard d'une Tunisie résistante face à la tentation «théocratique». Si son assassinat a plongé le pays dans l'incertitude et la peur, il a par contre remobilisé la société civile tunisienne qui se dresse depuis face aux tenants de «la terreur». Le mouvement Ennahda au pouvoir est montré du doigt. Il est vilipendé par les manifestants qui l'accusent «d'accointance avec le Qatar et les USA». «Le peuple tunisien est libre, ni Qatar ni les USA», scandent-ils à pleine gorge au niveau du quartier Monplaisir où se trouve le siège du parti de Rached Ghannouchi. Après trois heures de marche et de chants, les altermondialistes ont atteint le stade olympique d'El Menzah, épuisés, mais gardent tout de même quelques forces leur permettant de danser sous les airs de la star internationale Gilberto Gil. Après une journée de lutte, une soirée musicale bien méritée avant d'attaquer dès ce matin, quatre jours de débats pour tenter d'esquisser les contours d'un autre monde tant désiré. Les femmes au cœur du FSM Le rendez-vous des altermondialistes se tient à un moment où les révolutions arabes sont à un tournant politique décisif, des risques pèsent sur les acquis démocratiques. Et c'est pour exprimer sa solidarité avec les femmes arabes que le Forum social leur a consacré la première manifestation. Tôt dans la matinée d'hier, «une gigantesque assemblée de femmes en lutte» s'est tenue au campus El Manar (nord de Tunis) qui accueille les travaux du forum. Des leaders féministes se sont relayés à la tribune pour porter les aspirations des femmes. Dans un amphithéâtre plein à craquer et devant une foule galvanisée, la présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Ahlame Belhadj, a appelé à «une solidarité internationale pour faire échec à toute tentative de revenir sur les droits des femmes». «Les Tunisiennes étaient en première ligne pendant la révolution, et aujourd'hui on veut les priver de ces droits. Comme hier, les femmes resteront mobilisées, elles seront un rempart aux tenants de la contre-révolution», en faisant allusion à la tentative d'attenter à l'égalité des sexes dans la rédaction de la nouvelle Constitution tunisienne. Elle a vigoureusement dénoncé «la violence faite aux femmes pour qu'elles quittent l'espace politique». Mme Belhadj a affirmé à haute voix que «les femmes tunisiennes ne se laisseront pas faire et qu'elles comptent défendre leur liberté avec la même détermination que le combat mené contre la dictature». D'autres figures féministes, palestiniennes, égyptiennes, brésiliennes, polonaises et sénégalaises, ont tour à tour appelé au respect des droits des femmes. Marta du Sénégal évoque le désastre qui frappe les Africaines. «Elles meurent de famine, de viol et subissent les assauts des hommes. Pas seulement, nous endurons en Afrique le diktat des puissants, des organismes internationaux, cela ne peut plus continuer. L'Afrique n'est pas à vendre», lance-t-elle en direction d'une salle entièrement acquise à la cause. La militante algérienne, Senhadja, maîtresse de cérémonie, a clos ce regroupement féministe international sous des chants révolutionnaires.