Avant-hier, Mhand Kasmi a été porté en terre, dans ce beau cimetière d'Aïn Benian qui fait face à la mer, à deux pas de l'ancien où il m'avait montré un jour la tombe du poète Jean Sénac que personne ne savait où enterrer. Côté chrétien, du fait de ses origines ? Ou côté musulman, du fait de son engagement pour l'Algérie ? Dans les deux cas, cela posait problème. Finalement, c'est à la limite des deux qu'il fut inhumé, sur la ligne de partage des Gens du Livre. Et c'est tout près de ce cimetière, au carrefour entre la route du Sahel et celle de «Zéralda par les plages», comme l'on disait autrefois, qu'il me conta aussi un événement qui s'y était déroulé et l'avait marqué. Tard dans la nuit, il rentrait d'Alger sur Aïn Benian pour rejoindre le haouch familial ou trône un arbre immense qui avait dû être un baobab dans une vie antérieure, tant sont nombreux les palabres qu'il a accueillis. Arrivé à ce carrefour, Mhand fut témoin d'un grave accident. Il se porta au secours du conducteur ensanglanté, s'assura de la venue de la Protection civile et assista la victime jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. Le lendemain, il apprit à la radio qu'il s'agissait de Dahmane El Harrachi, le grand chanteur chaâbi qu'il adorait. Il racontait souvent cette histoire avec une peine immense, comme si elle s'était déroulée la veille, et avec un fort accent de regret. Et il y avait toujours quelqu'un pour lui dire : «Mais tu as fait ce qu'il fallait faire.» Il répondait alors : «Non, car si je savais que c'était Dahmane El Harrachi, je lui aurais parlé en tant que tel, je lui aurais dit combien nous l'aimions et tenions à lui…» Quand je pense à l'expression «commis de l'Etat», c'est souvent Mhand Kasmi qui me vient à l'esprit. Il faisait partie des promotions d'énarques des années soixante-dix et sa carrière se déploya dans diverses institutions et wilayas : Mostaganem, Bouira, Alger… Commis de l'Etat ? C'est avec lui et quelques autres que j'ai découvert ce que cela signifiait. Un sacerdoce, un sens élevé de l'intérêt public, une volonté d'avancer soi-même, mais en faisant avancer le pays. Commis mais non larbin, ce que prouvera son éviction brutale, en 2000, du poste de directeur de la réglementation et de l'administration générale de l'éphémère gouvernorat du Grand-Alger. Ce DRAG donc, que j'aimais taquiner en l'appelant «dragon», fut victime des brontosaures qui règnent sur nos vies. Du jour au lendemain, il se trouva débarqué de son poste, sans emploi, sans ressources, à la fleur de l'âge et, pour ce que j'en ai su, parce qu'il avait eu l'audace d'appliquer la réglementation lors d'élections. Il fut inscrit sur le registre noir des représailles administratives où tant de cadres valeureux ont été bannis, enfants du pays devenus pestiférés en col blanc. De ce jour, il connut une terrible traversée du désert, ponctuée d'emplois occasionnels, de jobs et de piges, pris dans l'engrenage d'un ostracisme opaque et mortel. Mais ce n'est pas tant les faits qui le minaient, ni les difficultés sociales. Rien ne l'affectait plus que d'avoir cru en l'Etat et de continuer malgré tout à y croire, au point que certains proches lui reprochaient affectueusement une candeur doublée d'entêtement. Il était loin d'être naïf et connaissait mieux que quiconque les rouages et méandres de la grande machine à gouverner. Il disait : «Si l'Etat se perd, le pays se perdra.» Il a tenté un moment l'aventure politique, se présentant, après maintes hésitations, aux législatives de 2012. Ses convictions forçaient le respect, même de ceux qui ne les partageaient pas, tant il les défendait avec passion, sincérité et humour. Mais au fond, il restait convaincu que sa place était au service de l'Administration qu'il concevait comme un levier de l'ordre, un outil de justice et un instrument du bonheur. Longtemps, il est resté persuadé qu'on le rappellerait, qu'«un Quelqu'un» – comme on dit chez nous pour signifier que les autres sont personne – se souviendrait de sa compétence et réparerait l'injustice. Certains responsables l'ont appelé à leurs côtés mais on les en a vite dissuadés. A bien des égards, c'est moins une maladie fulgurante qui l'a emporté que le sort globalement réservé à la génération de cadres née dans les années cinquante, élevée dans l'amour de la patrie, disposant d'une culture solide et qui commence à s'éteindre sans qu'on lui aie jamais donné la chance de prendre véritablement le relais. Mhand aura bu jusqu'à la lie ce destin collectif, gardant sa dignité en toutes circonstances, prenant le bus quand il lui fallut le prendre, en ramenant même des observations sociologiques. Son goût de l'ordre, il le tenait de sa famille, originaire de Toudja. Le père, personnage haut en couleur, avait été un agriculteur émérite et avait travaillé aux Ponts et Chaussées. La route, les voies, les alignements, les bornes, l'organisation, cela vous forge un homme. Mais la famille Kasmi a surtout été un foyer de nationalisme. La demeure familiale, en retrait du village, fut, dès 1956, un centre d'hébergement et de transit des moudjahidine, jusqu'à ce jour fatidique du 6 mars 1958 où l'aîné, Mouloud, membre de l'ALN, fut abattu sous les yeux de la famille réunie. La maison et la terre furent brûlées. Mhand a toujours gardé en lui le souvenir lointain mais effroyable de cette journée. Par la suite, l'engagement du nouvel aîné, Hadj Aïssa, moudjahid, notamment à Bou Saâda, puis cadre supérieur de la police après l'indépendance, constitua pour son cadet un autre motif de fierté et d'inspiration. Mis aux oubliettes, Mhand se retrouva volontiers auprès des intellectuels, des artistes, des journalistes et des «petites gens» qu'il avait toujours fréquentés et pour lesquels son rang importait peu. A ce moment, il se mit à écrire dans la presse, heureux d'être libéré de son «devoir de réserve», produisant des réflexions et des points de vue, quelques pamphlets politiques aussi. Avec Malika Lafer, il anima sur la Chaîne III la belle émission «Villes et histoires» qui arpenta l'Algérie profonde quand on ne pouvait pas l'arpenter. Il participa aussi à l'émission «Remue-méninges», capitalisant ainsi une expérience antérieure à la radio où il répondait, en tant que DRAG, aux questions des citoyens. Il donnait des conférences et participait à de nombreuses rencontres culturelles, collaborait avec la maison d'édition Synergie. Mais c'est en tant que président de l'Association du musée de l'eau de Toudja qu'il trouva peut-être son plus grand bonheur, faisant le lien entre son village d'origine, ses penchants écologiques, sa conception de la bonne gouvernance et de la citoyenneté. Le musée a vu le jour. La Fête de l'eau est née, devenant déjà une tradition… Rejeté par un Etat qu'il pensait servir loyalement, Mhand Kasmi lui a prouvé qu'il pouvait agir et créer par lui-même. Et il a commencé ainsi à se libérer de sa dure et longue illusion d'un retour à l'administration. Récemment, il avait trouvé un poste dans un établissement financier et quelques perspectives s'ouvraient à lui. Hélas tardives. Je garde de lui le souvenir flamboyant d'escapades que nous avions menées dans le pays à ses pires moments. Nous avions conscience de notre témérité, prenant des précautions qui, avec le recul, semblent ridicules et surtout folles. Mais nous ne pouvions nous passer tout le temps de voir notre Algérie claquemurée dans la terreur, de rencontrer ses habitants, de partager sa nature, son terroir, sa poésie secrète et ses galettes. «On fait un raid ?» me demandait-il, car nous nommions ainsi ces excursions. Et nous partions. En tant que cadre de l'Etat, il avait été un des premiers à disposer d'un portable. Mais les relais étaient alors rares et, sorti d'Alger et de quelques villes, l'appareil ne servait à rien d'autre qu'à frimer pour ceux que cela amusait. Un jour, sur une route quasiment déserte en surplomb de la mer, pris par un besoin impérieux, nous nous arrêtâmes pour nous soulager. Soudain, le téléphone sonna. Nous découvrîmes ainsi qu'il existait là un champ de captation d'environ deux mètres de diamètre. Nous l'avons borné de grosses pierres en cercle, riant de créer ainsi «la première cabine téléphonique à ciel ouvert pour portables», nous promettant de la faire inscrire au Guinness Book ! De fait, elle nous resservit et servit à d'autres qui nous avaient vu l'utiliser pour rassurer nos familles. Avant-hier, Mhand Kasmi a été porté en terre. Abdallah Dahou, son ami éditeur, l'avait vu quelques jours avant son départ pour Paris où il a été opéré pour s'endormir à jamais. Mhand voulait lui confier ses textes pour les éditer. Abdallah lui demanda quel titre il envisageait. «Quel titre ? lui répondit aussitôt Mhand, souffrant mais optimiste. Eh bien ALGERIE ! Tout court et tout simple.» Et, pour reprendre la fameuse publicité, quoi d'autre ? Avant-hier, quelques gouttes de pluie sont tombées sur le cimetière. Pas grand-chose mais suffisamment pour étonner la foule qui couvrait la moitié du lieu. Et je ne peux écrire qu'à d'autres ce que j'aurais voulu lui dire : soit ce que lui-même aurait voulu dire à Dahmane El Harrachi agonisant dans ses bras. Oui, quoi d'autre ?