Le meilleur général du Vietnam est le peuple vietnamien.» Ainsi répondait Giap au général et ancien secrétaire américain à la Défense, Robert McNamara, en visite à Hanoi en 1995. De la modestie, Giap en aura jusqu'à ses 102 ans de vie, lui qui n'avait rien d'un général ès containers, mais tout juste héros intemporel de la révolution vietnamienne, leader mythique de ses guerres d'indépendance (1954) et de réunification (1975) du Vietnam et icône mondiale de la résistance anticolonialiste et anti-impérialiste. Les galons du généralissime ministre de la Défense du Vietnam (pendant trente ans, jusqu'à sa mise à l'écart dans les années 1980), il ne les a pas dénichés en quincaillerie. «Volcan sous la neige», comme le surnommaient ses camarades du Parti communiste ou «Trotski de la révolution vietnamienne», Giap allait «toujours plus vite, toujours (en) plus audacieux», sa devise, son mot d'ordre ; en prophète de «la guerre totale» contre les oppresseurs en toutes puissances de feu. «Nous ne nous laisserons arrêter, disait-il, par aucune considération de personnes, par aucune destruction.» Ni l'armada américaine – un demi-million de soldats – et des millions de litres d'agent orange, de bombes au napalm déversés sur le Vietnam, ni les massacres et les cruautés du corps expéditionnaire français n'ont eu raison de la lutte du peuple vietnamien qu'incarnait jusqu'à friser le mythe le duo révolutionnaire Ho Chi Minh/Giap. «La guerre reste la guerre mais avec les Américains, ce fut autre chose, un conflit néocolonial (…) et, après, une guerre vietnamisée. On a alors changé la couleur de peau des cadavres», disait-il dans un entretien au journal L'Humanité (avril 2004). «Les Américains étaient naturellement sûrs de leur victoire et n'ont pas voulu entendre les conseils des Français qui avaient fait l'expérience (...) Ils (les Américains) n'avaient aucune connaissance de notre histoire, de notre culture, de nos coutumes, de la personnalité des Vietnamiens. A MacNamara, j'ai dit : ‘‘Vous avez engagé contre nous de formidables forces artilleries, aviation, gaz toxiques, mais vous ne compreniez pas notre peuple, épris d'indépendance et de liberté et qui veut être maître de son pays.» Né en 1911 dans un petit village de la province de Quang-Binh, dans le Nord-Annam, Vo Nguyen Giap milite dès l'âge de 14 ans contre l'occupation française. Un siècle de colonisation. Lui dont la mère tissait la toile et le père, lettré, cultivait un lopin de terre, goûtera vite aux affres de la répression – après l'interdiction du parti communiste indochinois (1939) – et dont son épouse ne sortira pas indemne. Elle décédera en prison suite à son arrestation. Réfugié en 1940 en Chine, il rencontre Ho Chi Minh dont il deviendra le compagnon de lutte. En 1944, il créera le premier embryon de la future Armée populaire vietnamienne. La victoire de Dien Bien Phu (7 mai 1954) et la prise triomphale de Saigon (avril 1975) expédieront dans la postérité ce général «autodidacte» sorti d'aucune académie militaire, mais néanmoins fin stratège militaire, connu et reconnu, organisateur hors pair, poète, tribun… et parfait (autre) leader en «sandales de caoutchouc». «C'est une vérité que l'histoire a de tout temps confirmée. Pendant 1000 ans de domination chinoise, nous n'avons pas été assimilés. Contre les B52, ce fut la victoire de l'intelligence vietnamienne sur la technologie et l'argent.» Dien Bien Phu, le catalyseur Dans sa lettre à Benjamin Stora (26 novembre 1995) qui se voulait un témoignage sur la solidarité et l'amitié franco-algéro-vietnamienne, Sadek Hadjres évoquait aussi bien les luttes communes (notamment au sein du mouvement ouvrier en France et de l'Internationale communiste), l'enthousiasme qu'a soulevé la visite du général Giap à Alger (fin des années 1970 ), l'émotion suscitée par ses exposés à la télévision qui ont «passionné les Algériens qui, pendant des années, répétaient sa fameuse phrase : ‘‘Les colonialistes sont de mauvais élèves de l'histoire''». «Je me souviens de l'impact extraordinaire qu'a eu la victoire de Dien Bien Phu en Algérie», écrit l'ancien dirigeant du Parti communiste algérien et ancien premier secrétaire du Parti de l'avant-garde socialiste. «Je me trouvais le 8 mai 1954 à Sidi Bel Abbès, ville garnison de la Légion étrangère. Habituellement, ce jour anniversaire du 8 mai 1945, les Algériens étaient en deuil et les militaires français faisaient la fête. Mais cette fois-là, les Algériens étaient rayonnants, ils se souhaitaient bonne fête en souriant, les paysans algériens et les cheminots européens avec qui j'avais réunion étaient pleins de confiance dans la cause nationale, Novembre 54 n'était pas loin (…).» C'est à Ben Aknoun, à la demeure de Kateb Yacine qu'aimait, dit-on, se rendre Giap lors de ses virées algéroises. Il abhorrait les palais que lui proposaient les oligarques du parti unique, leur préférant la «maison de Dieu», nom donné par Giap à l'appartement de l'inimitable écrivain, dramaturge et poète algérien, tombé sous le charme des résistants et de la résistance vietnamienne et à qui il dédiera une de ses œuvres (L'homme aux sandales de caoutchouc). Fier et altier révolutionnaire – qui ne connaissait de la France qu'un de ses aéroports parisiens foulé… lors d'une escale à Cuba – Giap, décoré par l'Algérie de l'Ordre de l'amitié en 2004 à l'occasion du 50e anniversaire de la victoire de Dien Bien Phu, se définissait lui-même comme un «général de la paix». «Brezjinski (conseiller à la Sécurité nationale du président des Etats-Unis Jimmy Carter) s'est interrogé sur le pourquoi de notre victoire. Nous nous sommes rencontrés à Alger, peu après la fin de la guerre. ‘‘Quelle est votre stratégie ?'' interrogea-t-il. Ma réponse fut simple: ‘‘Ma stratégie est celle de la paix. Je suis un général de la paix, non de la guerre».