Puis arrive, le moment tant attendu, les témoignages de celles qui ont vécu dans leur chair les affres du jour fatidique. Hadria Belhaddad, les précède, entonnant de sa voix encore vigoureuse, des chants patriotiques kabyles. Soixante neuf ans après, la paisible localité de Melbou, située sur la côte est de Béjaïa, décide en fin de dépoussiérer un pan de son histoire. Une initiative de Espoir de Takliât de Melbou, une association visant le développement rural du village éponyme et dont la priorité est «le repeuplement des hameaux désertés durant la décennie noire», nous confie son président, Benkhelfoun Mahmoud. En effet, par cette matinée du 22 mai, les villageois voient arriver par groupes successifs des invités inhabituels, venus de toutes les contrées environnantes. Tous se dirigent vers la même destination : le nouveau siège de la mairie, sur l'esplanade duquel on s'affaire déjà à commémorer un événement d'une importance capitale pour la région. Il s'agit du Rassemblement du mardi 22 mai 1945. L'assistance est composée essentiellement de Moudjahidine, élus locaux, députés, représentants de l'ONM et de la Fondation du 8 mai 1945, d'animateurs associatifs, simples villageois, mais surtout des rares derniers témoins du «mardi maudit». Cette assistance s'affaire, dans une ambiance familiale, qui témoignage, qui retrouvailles, qui présentation, à revivre ce fait traumatisant passé au rang de fait divers, quand un chant patriotique la tire de sa torpeur. Alors, le décor se met en place : les banderoles et l'emblème national déployés, l'assistance, organisée en rang circulaires, au garde-à-vous. C'est dans cette atmosphère martiale, solennelle que retentit l'hymne national. S'en suivent une minute de silence, puis le dépôt d'une gerbe de fleurs. Puis, la foule s'ébranle, se mettant en marche à même l'asphalte, vers le carré des martyrs, situé à environ 200 mètres à la sortie ouest de la ville, pour un autre recueillement en hommage aux martyrs. Encore une fois, la foule, après avoir rebroussé chemin, se retrouve sur l'esplanade du siège de l'APC. Se succèdent alors à la tribune pour parler chacun à sa façon de l'événement les responsables de l'ONM Béjaïa et de la fondation du 8 mai 1945 ainsi que le P/APC. Puis arrive, le moment tant attendu, les témoignages de celles qui ont vécu dans leur chair les affres du jour fatidique. Octogénaires pour la plupart, certaines venues de loin, elles portent toutes les stigmates d'une jeunesse douloureuse. Hadria Belhaddad, les précède, entonnant de sa voix encore vigoureuse, des chants patriotiques kabyles. Diminuées par l'âge et les souffrances, éprouvées par la pénible journée, ses paires livrent douloureusement un témoignage, sinon une délivrance. Pour prendre à leur juste mesure les souffrances de tous ceux qui ont vécu l'évènement et comprendre leur martyr, il faut consulter les témoignages que livrent les archives sur toute la terrible répression qui a commencé le 8 mai et s'est prolongée au-delà. «Le 21 mai, pendant toute la journée, les caïds et les chefs de fraction sont à pied d'œuvre pour transmettre l'ordre de rassemblement aux populations des douars considérés comme insurrectionnels. La nouvelle se propage de bouche à oreille, de campagne en campagne, de dechra en dechra à une vitesse fantastique, soulevant un immense sentiment d'inquiétude et les supputations les plus dramatiques couraient sur les desseins des autorités. Sont concernés par ce rassemblement (rassemblement du mardi 22 mai 1945 à Melbou) tous les hommes et femmes valides des communes mixtes de Takitount, Bougaa et Oued-Marsa (actuel Aokas), situées dans le massif montagneux du nord de l'arrondissement de Sétif jusqu'à la mer ; soit une zone couvrant toute la chaine des Babors et comprise entre Beni Aziz, Bougaa et le long de la côte entre Ziama Mansouriah et la rive est de l'Oued Soummam, à l'entrée de la ville de Bougie. Le 22 mai, de très bon matin, les populations des douars se mettent en marche. On a vu alors des paysans résignés, en guenilles, la peau décharnée, la plupart allant pieds nus, converger de toutes parts en colonies interminables vers la plaine maudite (plage de Melbou). Caïds, khodjas, légionnaires et tabors marocains, déployés le long des routes, fermaient les accès de la plaine. Des éléments du 13e bataillon de tirailleurs se régalait et du 3e bataillon de Zouares algériens fermaient les autres accès à la plaine …»