Il faut se réjouir de la diversité et de la grande qualité des œuvres sélectionnées au 67e Festival de Cannes. En compétition, un événement dans le cinéma d'auteur : M. Turner, un film de l'Anglais Mike Leigh, qui risque par sa longueur (2h30) de décourager le spectateur, mais qui recèle manifestement beaucoup de mérite. Il s'agit de la vie du peintre mondialement connu, Turner, membre apprécié et souvent incompris de la fameuse Royal Academy Of Arts. Autour de Turner, joué par Timothy Spall, prix d'interprétation au Festival de Cannes, on voit d'abord sa gouvernante dévouée mais souvent rabrouée, et son père qui est aussi son assistant. Ensuite, c'est au tour des voyages du peintre en Ecosse, à Venise, en France, aux Pays-Bas. Il puise son inspiration au hasard de ses vagabondages. On le voit comme un personnage excentrique, taciturne, sans amis, très solitaire. Il a été influencé par un autre maître, Claude Le Lorrain, dans la manière d'utiliser la lumière toujours placée au centre du tableau, notamment dans deux tableaux importants : «Didon construisant Carthage» ou «L'ascension de l'empire carthaginois» (1815) et «Hannibal traversant les Alpes» (1812). Ces deux œuvres sont tirées de la mytologie de Virgile, et leur composition dans un décor de ruines romaines fait référence explicitement aux tableaux de Claude Le Lorrain. L'originalité de Turner, ce sont avant tout deux choses que nous montre le brillant travail de reconstitution de Mike Leigh. D'abord l'harmonie des couleurs, surtout le bleu, le jaune et le blanc. C'est une mise en application du fameux traité des couleurs du philosophe allemand Goethe, comme dans le tableau peint en 1843, Matin après le déluge. Ensuite, la passion de Turner pour le monde moderne, l'industrie, les machines, les trains, les bateaux à vapeur et tous les paysages industriels. Le tableau intitulé Pluie, Vapeur, Vitesse (1844) montre une locomotive sur un pont roulant à pleine vitesse. Mike Leigh, visiblement ébloui par l'art de Turner, reconstitue plusieurs autres tableaux, comme le fameux Le dernier voyage du téméraire (1889), où l'on voit le bateau à voiles, vétéran de la bataille de Trafalgar (1805) remorqué par un bateau à vapeur et destiné à la destruction. La fameuse «Incendie de la Chambre des Lords et des Communes» (1835), avec son ciel rougeoyant par le feu qui ravage les deux batiments, est observée par Turner d'une barque où il se trouvait sur la Tamise. C'est aussi Turner, attaché au mât d'un navire en pleine tempête, qui observe la scène de son tableau Tempête de neige en mer (1842). Il cherche chaque fois à ressentir, à éprouver les effets visuels d'un paysage, d'un évènement avant de l'immortaliser sur la Toile. En dépit de son caractère plutôt difficile, Turner était un homme de cœur, très sensible aux malheurs du monde. En 1840, il peint son saisissant tableau Le Négrier sur le thème de la mort, en 1781, de 150 Africains amenés comme esclaves et jetés à la mer du sinistre bateau négrier appelé Zong, qui partait vers la Jamaïque. Cette affaire avait choqué toute l'Angleterre et avait hâté l'abolition de l'esclavage dans le pays.