La fixation sur la santé du Président, objectivement légitime, cause beaucoup de déperdition en termes d'analyse de la crise du régime actuel. Bouteflika n'a pu fragiliser l'Etat qu'en comptant sur la complicité de tout le système. Des sites d'information marocains ont donné le président Abdelaziz Bouteflika pour mort, Alger a frémi de rumeurs sur des élections anticipées, des rédactions parisiennes ont réactualisé leur nécrologie sur le chef de l'Etat et les Algériens dans la rue cherchaient des liens entre l'absence du Président et le récent renforcement de la présence policière dans la capitale. Une semaine de folie et de bruits qui nous fait oublier une donne principale de ce qu'est l'Algérie aujourd'hui comme pays et comme Etat : la maladie et les absences répétées de Bouteflika sont plus qu'une fatalité depuis sa première hospitalisation officielle en novembre 2005 à Paris. Elles sont un état de fait imposé par un système politique incapable de se régénérer et qui devient lui-même un danger pour le pays. «Notre système algérien, très présidentialiste, va très vite se retrouver dans une ‘‘crise de régime''. Tout remonte vers le Président qui n'est comptable devant aucune institution», nous expliquait, en avril dernier, Fatiha Benabbou, professeur de droit et spécialiste de la Constitution. Pourquoi s'étonner, aujourd'hui, de ces «absences», ces voyages secrets pour aller se soigner à l'étranger, alors que le président Bouteflika a défié tout le monde, opinion publique et classe politique, en assumant publiquement la situation inédite d'une candidature impossible sur le plan constitutionnel, mais rendue possible par la complicité passive ou active de tous les secteurs de l'Etat. Rappelons, ici, le contenu de sa «lettre» aux Algériens durant la campagne présidentielle : «Les difficultés liées à ma santé physique actuelle ne semblent pas me disqualifier à vos yeux ou plaider en faveur de ma décharge des lourdes responsabilités qui ont eu raison d'une bonne partie de mes capacités.» Fixation On ne peut être plus clair et les «détails» légaux ne sont que broutilles face à la volonté du système à réélire Abdelaziz Bouteflika : Fatiha Benabbou rappelle également qu'un médecin qui signe un faux certificat médical commet un délit, s'interrogeant sur le certificat médical joint au dossier de candidature validé par le Conseil constitutionnel. Un Conseil constitutionnel verrouillé, dont l'ancien président, Tayeb Belaïz, a été débarqué de son poste illégalement pour se voir remplacé par un autre fidèle, Mourad Medelci. Tout a été verrouillé, il est vrai, au profit de ce qu'on appelle le «clan présidentiel», mais d'une manière si cavalière et si caricaturale souvent, que seul un soutien franc et direct de tout le système, avec ce qui subsiste comme pôles de décision civils ou militaires, a permis ce coup de force du 4e mandat et la fragilisation dangereuse que subit l'Etat algérien. On ne voulait pas trop entendre les voix qui refusaient de faire de Bouteflika et de son mandat de trop une fixation. Mouloud Hamrouche, à qui on a reproché un discours dépassant la conjoncture de la drôle de campagne électorale, l'avait bien souligné : les choses sérieuses commenceront après le 17 avril, date de l'élection. Et c'est l'une des raisons qui ont poussé l'ancien chef de gouvernement à prendre ses distances avec l'opposition regroupée au sein de la CNLTD qui a, ces dernières semaines, lancé une véritable campagne pour l'application de l'article 88, relatif à l'empêchement du chef de l'Etat pour incapacité à gouverner, alors que Benflis concentrait ses tirs sur la «vacance du pouvoir». «Démettre Bouteflika ou sa disparition ne régleront rien, confie un proche de Hamrouche. Ce n'est pas comme si on posait ses valises dans une nouvelle maison pour remplacer l'ancien locataire et tout remettre dans l'ordre avec une baguette magique.» Auto-flagellation «D'autant plus que le discours d'une certaine opposition, notamment la CNLTD, aussi respectable et légitime soit-il, évoque le changement de système en faisant mine de ne pas prendre en ligne de compte le vrai agenda politique, qui est malheureusement un agenda biologique. Tout le monde n'attend que la disparition du chef de l'Etat pour mieux avancer ses pions ou faire valoir sa qualité d'alternatif salutaire, mais personne ne le dit clairement», poursuit un cadre de l'opposition qui pointe la crise du régime et les coups portés à l'Etat comme les véritables enjeux d'un sursaut national. Mais surtout, cette fixation bouteflikienne, aussi légitime et juste soit-elle, fait passer toute une partie du système pour des adeptes de la résilience forcée. «Au-delà de leur exercice d'auto-flagellation finement entretenu depuis des mois et de leur mauvais rôle de ‘‘victimes'' (un comble pour la police politique), les ‘‘services'' portent une importante et décisive responsabilité dans l'état actuel des choses et dans l'atteinte à tous les principes de l'Etat et de sa continuité», charge un haut cadre de l'Etat. Consensus «Les enquêtes sur le scandale Sonatrach déclenchées par le DRS, genèse du prétendu conflit, étaient-elles une déclaration de guerre contre Bouteflika ? Impossible, tranche un ancien gradé. C'était une manière de juguler les dégâts avant que ne soit éclaboussé l'entourage direct du Président. Avez-vous remarqué que ces affaires font du sur-place à la justice ? Est-ce que des puissants sont tombés ? On n'a même pas ‘‘su'' rédiger un mandat international contre Chakib Khelil.» Interdépendant dans un système fermé et en manque de légitimité démocratique, président et police politique marchent main dans la main, ne se querellent parfois que lors de tensions passagères, tensions souvent provoquées par des interférences extra-système. La fameuse guerre n'a pas eu lieu pour des raisons aussi bien techniques et politiques et pour des raisons de logique de fonctionnement et de pouvoir. Et pour le maintien du statu quo que Bouteflika, Mediène et Gaïd Salah veulent à tout prix sauvegarder, à défaut de recréer un consensus salutaire et solide en remplacement du consensus improvisé au lendemain du 12 janvier 1992 et qui est rompu. Le système veut rester tout en gardant comme ligne d'horizon l'évolution de la santé du chef de l'Etat, et ses efforts de maintien, sans aucune ingénierie sérieuse pour mieux gérer la crise du régime, rendent le pays de plus en plus vulnérable. Quand Hamrouche a interpellé Bouteflika, Mediène et Gaïd Salah, le 30 mars dernier, il a lancé cette phrase : «La crise est une pression quotidienne sur les hommes au pouvoir cités.» Il ne s'agit certainement pas de compassion : le statu quo s'est refermé sur le système comme un piège paralysant toute sortie de crise.