La revue Wachma, qui est l'émanation du Festival du cinéma méditerranéen de Tétouan, continue de s'intéresser aux problématiques que suscite l'adaptation des œuvres littéraires au cinéma. Les différents contributeurs sollicités pour son nouveau numéro arrivent à éviter l'écueil de la récurrence du sujet en apportant des éclairages modernes à travers la mobilisation de savoirs récents qui dépassent le champ littéraire et la pratique cinématographique. C'est ainsi qu'Ahmed Bedjaoui, célèbre présentateur de l'émission culte de la télévision algérienne «Télé Cinéclub» du mardi soir propose, dans un long article très bien documenté et de première main, le parcours d'Assia Djebar cinéaste et les embûches qu'elle a rencontrées pour imposer ses images. L'académicienne cinéphile voulait mettre sa longue carrière littéraire au service d'une caméra proche des gens et de leur culture. Mais cette passerelle qu'elle voulait établir entre les deux arts buta contre le mur de l'incompréhension bureaucratique. Elle eut à faire face à une fronde constituée de personnalités érigées en comité de censure et qui ne comprenaient pas comment «une romancière, sans passé de cinéaste, puisse avoir le droit de faire un film ?» Ahmed Bedjaoui retrace avec une grande méticulosité la genèse de l'œuvre cinématographique lyrique d'Assia Djebar qu'elle a intitulée La Nouba des femmes du mont Chenoua. Pour rappel, ce film coproduit par la télévision algérienne, l'ex-RTA, n'est passé qu'une seule fois sur cette même télé et lors de l'émission d'Ahmed Bedjaoui. La Nouba…, de l'avis de l'auteur de l'article, constitue une synthèse de toute l'œuvre littéraire d'Assia Djebar. Sa carrière dans les festivals a été heureuse, car elle a remporté le prix de la critique en 1979 à Venise. De son côté, Rachid Barhoune nous immerge dans la réalité du cinéma marocain en évoquant l'œuvre de l'écrivain Mahi Binebine, Les étoiles de Sidi Moumen. Ce roman raconte la montée de l'islamisme dans les grands centres urbains du royaume et la radicalisation d'une certaine jeunesse désœuvrée. Ce roman aux ressources interminables a séduit le cinéaste Nabil Ayouch qui en a fait un film qu'il a intitulé Les chevaux de Dieu. L'auteur de l'article arrive à la conclusion que «le film se démarque d'emblée du roman, car qui dit adapter, dit interpréter et recréer». Pour aller dans le sens de cette adaptation/trahison, l'universitaire tunisien Kamel Ben Ounès livre son expérience d'enseignant pour faire comprendre les mécanismes qui entrent en jeu lors de l'adaptation. Ainsi, il parle de cet exercice proposé à des lycéens par un professeur, où il s'agissait de faire le portrait d'un personnage de roman étudié au cours de l'année. Il a pris soin de noter au tableau tous les traits physiques proposés par la classe. A la fin du cours, il livra à son assistance le constat suivant : «Chers lecteurs attentifs, j'ai beaucoup aimé votre effort, mais tout ce que vous avez proposé est une pure fiction, car le roman ne comporte aucune indication précise sur les traits physiques du personnage.» D'où la déduction de l'auteur sur le travail de re-création qui succède à l'adaptation. Par ailleurs, certaines œuvres littéraires posent des problèmes aux scénaristes et sont quasiment inadaptables. L'exemple cité dans la revue reste cet extraordinaire roman de l'Allemand Patrick Süskind, Le Parfum. Cette œuvre fait la part belle aux sensations olfactives qui restent intraduisibles en langage cinématographique. D'ailleurs, l'auteur a intitulé son article Le Parfum, un film sans senteur pour un roman odorant. Ce titre à lui seul évoque cette impossible transposition. D'autres sujets sont venus enrichir cette revue, véritable ouvrage de plus de trois cents pages. Ahmed Bedjaoui revient sur la coproduction en Méditerranée et ce qu'elle apporte de positif aux cinémas des deux rives en matière de développement et de coopération. Il constate que «certains pays de la rive Sud ont su compenser leur faible capacité de production par une politique audacieuse basée sur l'accueil des productions étrangères». Il cite l'exemple remarquable de Jean- Marc Minéo qui a réalisé le film Les portes du soleil, Algérie pour toujours, tourné à Oran, et avait doublé tous les postes techniques de l'équipe par de jeunes Algériens afin de les former aux métiers du cinéma. L'auteur ajoute à ce constat l'apport des cinéastes émigrés et binationaux aux différents cinémas locaux en expliquant que ces derniers sont «poussés sans doute par un désir identitaire ou tout simplement de reconnaissance vis-à-vis de leurs origines». Il note également que «beaucoup de cinéastes algériens, marocains et tunisiens ont coproduit des films en associant leurs propres sociétés de production en Europe et au Maghreb». L'économie du cinéma trouve aussi sa place dans la revue pour voir comment évolue le secteur de la distribution et de l'acquisition des droits lors des festivals. Ces rencontres professionnelles sont un lieu d'échange et de découverte. Des passerelles s'y établissent et les films produits dans les pays du Maghreb peuvent y trouver des perspectives de circulation sans passer par l'Europe, même si le problème de la distribution reste épineux. L'inscription dans la durée de festivals de cinéma comme celui de Tétouan, du film amazigh de Tizi Ouzou ou des Journées cinématographiques de Carthage augure d'un meilleur avenir pour le cinéma du Maghreb. Slimane Aït Sidhoum Revue «Wachma». Numéro double 9/10. Année 2014.