Vous êtes de plus en plus présent dans le monde des lettres. Est-ce une volonté de laisser une trace face au temps qui passe ? Depuis plus d'une vingtaine d'années je participe, en France et à l'étranger, à des rencontres littéraires, à des colloques, à des signatures en librairie et dans les salons du livre. Je publie régulièrement des romans, des récits, des livres de voyages. Certains ont, comme Zorah sur la terrasse (Seuil, 2010), fait l'objet, avec le comédien Daniel Crumb, d'une adaptation pour la scène. Je suis ainsi souvent invité à présenter et à parler de mes derniers écrits. Je suis également sollicité pour un autre public, celui des établissements scolaires, des associations ou des maisons d'arrêt. J'y anime des ateliers d'écriture, parallèlement à la lecture et à l'étude de certains de mes livres par les participants. Pour ce qui est de la trace, je serai content qu'un ou deux de mes modestes écrits servent, s'ils continuent à être lus, à quelque chose. Depuis vos premiers récits publiés à Alger, votre parcours littéraire a pris de l'ampleur. Comment le vivez-vous ? Depuis mon premier roman Saison de pierres (SNED, 1986), suivi de Mémoires de nègre (ENAL, 1991), j'ai fait paraître une vingtaine de titres, notamment aux éditions du Seuil. Le temps, les circonstances, l'expérience, le désir constant de poursuivre ce chemin font que je continue à écrire, à publier. J'essaie de construire un ensemble qui serait cohérent, articulé autour de thèmes, d'histoires individuelles et collectives qui intéresseraient le plus grand nombre de lecteurs. Ecrire est ma passion, mon métier, j'ai aussi longtemps exercé celui de journaliste. A part deux années dans l'enseignement, j'ai toujours vécu de ma plume. On apprend chaque jour à écrire, c'est un chantier infini, c'est pourquoi j'aime le pratiquer. Les thèmes de vos romans ne sont jamais identiques… Je tente, à chaque fois, de me renouveler et par moments je m'aperçois que j'ai construit, sans l'avoir prémédité, des trilogies. La première regroupe Un été de cendres, Sable Rouge, et 31, rue de l'Aigle, des récits sur la décennie noire dans notre pays. La seconde, avec Gare du Nord, Le nez sur la vitre et Un moment d'oubli, se déroule en France. Romans, récits, nouvelles, avec le recueil Dites-leur de me laisser passer, (Ed. Michalon, 2000), tout s'inscrit dans un certain mouvement, un certain rythme avec pour objectif de tenter de dire l'essentiel à travers des textes courts que je voudrais denses, sobres et efficaces. Quand on vous lit, on constate que, fondamentalement, c'est la liberté que vous défendez… La liberté, c'est celle que je donne d'abord à mes personnages en évitant de les transformer en prototypes, en héros exemplaires, en modèles, en individus sans peur et sans reproche. Ce sont des êtres humains avec leurs qualités, leurs défauts, leur dignité à défendre. Ce sont des gens ordinaires soudain confrontés à des situations difficiles, voire dramatiques. Le «je» est plus présent dans les récits des romancières africaines que celui de leurs pairs masculins... Ce n'est pas mon cas. J'ai utilisé le «je» dans Un été de cendres, 31, rue de l'Aigle, Camping ou Zorah sur la terrasse. Je suis plus à l'aise avec cette forme, avec cette façon d'être au cœur du récit, je me sens plus en intimité avec le narrateur, avec l'intrigue. Je vais chercher au fond de moi ce qui peut nourrir l'histoire, l'action. Je ne crois pas au romancier qui dit qu'il n'y a rien de lui dans ce qu'il raconte. On écrit, je crois, parce qu'il nous manque personnellement quelque chose. Il y a toujours une part d'autobiographie dans plusieurs de mes livres.L'histoire vous passionne, comme en témoigne par exemple votre roman sur les événements d'Oran, votre ville natale, en 1962… L'Histoire, avec un grand H, est importante pour moi. Elle est l'une des matières avec laquelle je travaille. Elle me fournit des matériaux, des repères, des territoires qui n'excluent pas, bien sûr, l'imagination, la fiction. Entre 1961 et 1962, j'ai vécu fortement ces événements que j'évoque dans Une ville en temps de guerre, une période où des membres de ma famille ont été assassinés par l'OAS. Il m'était nécessaire de témoigner, avec les moyens de la littérature, sur cette période sanglante. Cet intérêt pour l'histoire explique-t-il celui pour la biographie ? Il est nécessaire de connaître l'histoire de son pays, du continent où l'on vit, en restant ouvert au monde, aux autres. Je prends plaisir à lire des biographies, certaines consacrées à des écrivains comme Camus, à des peintres comme Matisse ou à l'Emir Abdelkader, des ouvrages qui m'aident à mieux les cerner, les comprendre pour écrire, à mon tour, sur eux. Dans votre roman sur l'Emir Abdelkader, comment vous est venue l'idée de la dernière nuit de ce personnage en Algérie ? J'ai mis longtemps à trouver cette clé d'entrée qui allait me permettre de raconter, à travers cette nuit à Ghazaouet, l'essentiel de sa vie et de son œuvre. C'est dans ce petit port de l'ouest de l'Algérie qu'il prendra, avec 96 de ses proches et compagnons de lutte, le bateau qui le mènera, le 24 décembre 1847, définitivement en exil. J'avais là un socle, un prétexte pour évoquer le poète, le soufi, l'humaniste, le stratège, le bâtisseur d'un Etat. Je termine actuellement un roman qui se déroule à Oran, dans la société coloniale des années 1930. Il met en scène un prêtre défroqué et s'intitulera La vie presque vraie de l'abbé Lambert. L'histoire et la fiction se mêlent et s'entremêlent dans vos écrits. Cette obsession est due à quoi ? A votre vécu ? J'aime que le roman raconte, à sa manière, l'histoire. Il l'ouvre, tout en respectant les faits, les événements et les hommes qui les ont vécus, à d'autres horizons, à d'autres perspectives. Il peut aider à mieux la comprendre, à mieux en saisir les détails et les enjeux. En proposant une part de fiction, il donne une dimension humaine, sensible aux actes et aux destins de ses protagonistes connus ou effacés. Ce goût pour le récit vient peut-être du fait que j'aurais aimé être historien. Vous êtes écrivain à temps plein, si j'ose dire. Alors quand écrivez-vous ? Vous préparez un plan ou vous avancez avec vos émotions et idées ? J'écris quand j'en ressens la démangeaison, la nécessité comme lorsqu'on a soif on a besoin de se rafraîchir. Je n'ai pas d'heure ni de plan pour le faire. Je n'ai pas de bureau, de lieu protégé. J'écris n'importe où, de préférence dans le bruit. Votre position vis-à-vis de l'intégrisme a toujours été claire, sans ambiguïté. Quels sont les dangers d'une telle idéologie pour une société, quelle qu'elle soit ? La littérature doit servir à lutter contre ce type d'idéologie sans oublier de combattre dans le monde arabe, en Occident ou ailleurs l'ignorance et tous les sectarismes, toutes les chapelles et tous les dogmatismes d'où qu'ils viennent. Elle doit aussi participer à refuser les amalgames, les manipulations et à respecter, entre autres, toutes les religions. Aussi, dans sa pratique de l'écriture, l'écrivain, qui n'est ni un chef de parti politique, ni un idéologue, ni un éditorialiste, doit éviter les facilités : le slogan, la démagogie, le moralisme, la grosse caricature ou le manichéisme de mauvais aloi. Vous publiez un récit, Histoires de cochons. Une idée originale, mais pourquoi cet animal en particulier en ces temps d'intolérance justement ? On écrit bien sur le mouton, je ne vois pas pourquoi je ne raconterai pas, à ma façon, l'histoire de cet animal, métis et généreux, rejeté ou vu avec méfiance par les religions monothéistes, considéré comme symbole de la luxure et de la saleté. Dans ce livre, où je mets en valeur le marché du halal dans l'économie française, je dénonce aussi son instrumentalisation par les partis d'extrême droite qui jettent des têtes de porcelets dans les mosquées ou maculent leurs murs de graffitis racistes. Pensez-vous que la littérature a toujours un rôle social, politique à jouer en Afrique ? Un écrivain pour moi n'est pas un poisson d'aquarium condamné à évoluer en silence dans un décor artificiel. Si on ne le nourrit pas, il meurt. Il est plutôt un poisson d'oued, de rivière, de fleuve, d'océan, il doit se débrouiller tout seul dans cette immensité à laquelle il appartient et qui se nomme un pays ou l'humanité. Il ne vit pas dans une tour d'ivoire, il est, sans utiliser de grandes phrases, près des autres, des démunis, des pauvres, des opprimés.