Comment lire la sortie de la guerre, où trouver ses graphies, ses traces, son sillon tracé dans le temps de l'Algérie qui tente de s'en sortir après les horreurs des années 1990 ? Parfois dans les traumas et les relents de violences qui nichent dans le corps social, mais surtout dans la création artistique et littéraire, profondément marquée par le retour vers soi. Guerre civile ? Décennie noire ? Ou rouge ? Waqt el-irhab [temps du terrorisme] ? Parfois simplement, irhab. L'Algérie demeure confrontée à un double défi : le nom qu'on ne trouve jamais et la violence qui reste toujours là, suspendue dans l'air du temps des commémorations et des attentats «résiduels», auxquels sont confrontées les lettres algériennes dans leur foisonnement et dans leur recherche de l'espace littéraire. La solitude de l'écrivain se nourrit paradoxalement, dans l'acte d'écrire dans l'Algérie des années post-traumatiques, par la connexion au présent et au monde. Au présent des souvenirs et des commémorations ancrés dans la mémoire collective d'une société meurtrie, une société qui ne veut même pas reconnaître ses traumas pour avancer. Un présent arrimé aussi à la volonté d'être ensemble, après la chute de l'idéal du «frère», le «kho» algérien, durant les années 1990 quand des Algériens avaient massacré d'autres Algériens. Ce que des textes littéraires, de Boudjedra à Mimouni, ont souligné cruellement. Face à cela, les lois d'amnistie s'ajoutent au traumatisme pour forcer le silence. Depuis 2012, le vingtième anniversaire des morts s'égrène de jour en jour, et se commémore dans le monde informel de la vraie vie. Le visage du journaliste-écrivain Tahar Djaout, assassiné le 2 juin 1993, paraît si jeune désormais, comme ceux des autres qui sont revenus hanter la société. On nommera bientôt à nouveau Nabila Djahnine, et ceux qui ont été tués en 1995, 96, 97… On atteindra bientôt le vingtième anniversaire des grands massacres. En dépit du silence forcé, la commémoration suinte de tous les côtés. Et dans le même temps, la société algérienne montre des signes de résilience. Malgré la grande incertitude dans laquelle la plonge la persistance au pouvoir d'une génération mourante sans succession et l'absence de projet de société, elle vit. Et l'on est tenté de dire qu'elle vit de plus en plus collectivement. Etre ensemble, à l'image de collectifs informels dans lesquels se sont retrouvés syndicats autonomes, associations de défense des citoyens, associations culturelles, etc., nés de luttes plus ou moins récentes. Comment écrire dans cet entre-temps, le temps de la reconstruction de l'être ensemble et celui de l'entre-tuerie nationale ? C'est toute la question du défi presque inconscient des lettres algériennes qui se réinventent, en arabe et en français, à travers de plus jeunes générations d'auteurs, héritiers des traumatismes et des pères fondateurs que sont Kateb, Dib, Djebar, Ouettar, Haddad, etc. Presque inconscient, car les textes des auteurs, de différentes générations, se sont construits dans ce contexte des blessures et des horizons d'une Algérie de l'après-massacre. Et le plus surprenant dans cette littérature est qu'elle ne s'est jamais contentée de l'odeur du sang ou des lendemains incertains imposés par les amnisties ou le règne monarchique de l'actuel régime. L'écrit a continué sa quête, imperturbable, à l'assaut des tabous religieux et sociaux, politiques et historiques. Dépassant le moment, il tend à redonner à la littérature sa fonction non officielle de sentinelle du temps et de l'homme dans sa formidable aventure d'existence. Parlera-t-on dans cet entre-temps de «renaissance des lettres» ? De renaissance par les lettres ? Car l'histoire des idées nous apprend que la Renaissance – qu'elle soit italienne pour l'Europe ou nahda égyptienne pour le monde arabe – a commencé à sourdre dans les périodes où tout semblait bloqué, effondré, livré à la violence ou à l'obscurantisme. Et précisément, c'est dans les lettres, dans les écrits, dans les discours et les récits des lettrés qu'elle est apparue. C'est dans le retour aux textes anciens, aux textes sacrés aussi, que le mouvement a plongé ses racines avant de s'ouvrir à une modernité renouvelée, s'intéressant largement au monde et ouvrant aux pensées et aux techniques des autres la vision de ses contemporains. Nul doute que l'avenir de l'Algérie – sa renaissance – est déjà en germe dans les mots et les lettres de tous ceux qu'elle inspire. Elle se manifeste dans le renouvellement des genres littéraires, entre l'utopie et la science-fiction, le rap et la BD, le polar et le roman graphique, le dialogue des langues, des images, des formes d'expression, des thématiques. Elle est multiforme, elle ose tous les mélanges, toutes les osmoses, toutes les extrémités. Elle est là. Il suffit d'être aux aguets. Pour ce numéro de la revue, l'équipe de Riveneuve Continents et ses relais se lancent dans une quête. Elle tâche de déceler la fulgurance, si propre aux lettres algériennes depuis Dib et les «ancêtres», chez les écrivains confirmés comme chez les novices, dans la rue, sur les murs et les portes de la blogosphère, les carnets de voyage, les carnets de notes, les journaux intimes, les affiches et les graffitis éphémères, ou les posts sur les réseaux sociaux… On croisera ici certains de ceux, en français ou en traduction, qui prennent part à la nouvelle querelle des anciens et des modernes – dont l'illustration la plus extrême est assurément l'anathème lancé par un salafiste contre l'écrivain et journaliste Kamel Daoud –, ceux qui participent à créer de nouvelles formes, abordent de nouveaux fonds. Bref, tous ceux qui parlent de renaissance des lettres en Algérie ou de nahda dans les mots, avec justesse et exigence.