La zone industrielle de Rouiba a vécu hier une journée très mouvementée. Un climat insurrectionnel a régné durant toute la journée devant et à l'intérieur de la Société nationale des véhicules industriels (SNVI). Jadis, considérée comme l'un des fleurons de l'industrie algérienne, cette entreprise, qui s'étend sur 80 ha, traverse une période très difficile caractérisée par l'arrêt de la production et du plan d'investissement. Une situation qui suscite moult interrogations quant au sort de l'argent dégagé par les pouvoirs publics ces cinq dernières années pour moderniser le groupe. Hier, il était presque 9h quand des centaines de travailleurs de ce fleuron de l'économie nationale – la SNVI emploie près de 7000 personnes – sont sortis dans la rue pour réclamer la paie du mois de novembre. «Habituellement, on nous paie une semaine avant la fin du mois, ce qui n'a pas été le cas cette fois. En octobre dernier, on nous a dit que le retard était dû à une panne du système informatique, mais le problème est loin d'être résolu et démontre que rien ne va plus à la SNVI», tempêtent certains ouvriers en tenue bleue tachée de graisse et de lubrifiant. Des gendarmes dans les ateliers Très inquiets pour l'avenir de l'entreprise, les manifestants ont procédé au blocage de l'axe reliant Réghaïa à Alger à l'aide de pneus enflammés durant plus d'une heure. La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre à travers le pays. Cette action, qui intervient au lendemain de l'approbation de la «controversée et impopulaire» loi des finances 2016, a été perçue par certains comme le début d'une révolte populaire. Peu après, des escadrons de la Gendarmerie nationale, armés de boucliers et de matraques, sont arrivés sur les lieux pour mater les manifestants. L'intervention des hommes en vert était d'une violence inouïe. Les travailleurs ont été pourchassés jusque dans leurs ateliers. «J'ai vu des scènes de violence qui m'ont fait oublier que je suis en Algérie. Les gendarmes s'en sont même pris aux femmes qui travaillent au bloc administratif. On se croirait à Tel-Aviv. Ils tiraient des bombes lacrymogènes, y compris à l'intérieur des ateliers où se trouvaient des produits toxiques et inflammables», témoigne Tahar, un syndicaliste de la filiale véhicule industriel. Celui-ci fait état de 37 blessés parmi les travailleurs. «Deux d'entre eux sont à l'hôpital Zmirli pour fractures, alors que d'autres ont été soignés au niveau de l'unité médicale de l'usine», détaille-t-il. Notre interlocuteur fait également état d'une vingtaine d'arrestations, dont des syndicalistes qui tentaient de s'interposer pour calmer les esprits suite au déchaînement des gendarmes. Les journalistes venus couvrir «ces hostilités» n'ont été autorisés à accéder à l'usine et prendre des photos qu'après la sortie de forces antiémeute. Les restes des bombes lacrymogènes sont visibles devant l'atelier des autobus, où se trouvaient une dizaine de véhicules en cours de fabrication. Des ateliers lugubres qui n'ont pas été repeints depuis des décennies. Certaines ruissellent d'eau à la moindre averse, nous dit-on. Même les machines sont gagnées par l'usure. «La moitié de nos équipements fonctionnent au ralenti. La SNVI est restée telle qu'elle a été laissée par Boumediène, Allah yarhamou. L'Etat a dégagé des milliards pour sa modernisation, mais tout est parti», se désole Djilali, qui a plus de 29 ans de service à la filiale carrosserie. «Même en octobre 1988, l'armée n'a pas osé entrer à l'intérieur de l'entreprise.» «A l'époque, on produisait jusqu'à 7000 véhicules par an, aujourd'hui on ne fait que des petites bricoles et on n'a même pas de quoi acheter une pièce», ajoute-t-il. La semaine dernière, le PDG, Salem Malek, a avoué, lors d'une assemblée générale avec les travailleurs, que l'entreprise n'avait pas de budget d'exploitation. Il a souligné que le groupe accusait un retard de deux ans pour satisfaire les commandes de ses clients. S'agissant des investissements, M. Salem a indiqué que seuls 70% du crédit de 2012, d'un montant de 12 milliards de dinars, ont été consommés. Il a rappelé également que 51% du capital des cinq partenaires de la SNVI — ZF Allemagne, Mercedes Benz, Alstom, Renault Algérie, Daimler et Ferrovial — sont détenus par l'Etat algérien. Des dirigeants défaillants Cela ne rassure plus les travailleurs qui demandent l'intervention des hautes autorités du pays pour sauver l'entreprise. «Nos problèmes se sont accentués depuis la venue des Allemands. Récemment, on leur a accordé une commande de 1900 bus. Nos pièces ont été bloquées au du port durant 18 mois exprès pour saboter la SNVI et préparer le terrain pour sa privatisation», soupçonne Djamel, un technicien exerçant à la fonderie, assis près de dizaines de bus non finis. De l'autre côté de l'usine, des autobus flambant neuf du constructeur allemand attirent le regard. «Nos bus et nos camions sont très demandés sur le marché, mais si on n'a pas de pneus ou de pièces, on ne peut rien fabriquer», explique Djamel. Son collègue, en tenue verte, rappelle ce qui s'est passé en mars dernier avec l'entreprise Tahkout, qui s'est accaparée de grandes surfaces de terrain de la SNVI «avec la complicité de certains responsables». «Les cadres de l'entreprise ont failli sur toute la ligne. Malgré cela, à la fin de l'année, ils perçoivent une prime 120 millions de centimes alors que nous, nous n'avons pas touché la prime de rendement collectif depuis plus d'un an», dénonce-t-il. En dépit des retards enregistrés pour la consommation des anciens crédits, la SNVI a bénéficié en février dernier de 91,784 milliards de dinars pour la mise en place de son plan de développement. Néanmoins, les travailleurs se disent très pessimistes et craignent que ces aides profitent à ceux qui manœuvrent pour liquider l'entreprise. Après une journée des plus agitées, les ouvriers et les professionnels de la mécanique se sont dispersés dans le calme, laissant les gendarmes, leurs adversaires du jour, sur le qui-vive devant les entrées principales de la SNVI.