Alors que le ministre de l'Habitat propose de résoudre la crise du logement en attribuant des terrains et des aides pour l'auto-construction, les architectes s'inquiètent des dégâts que cette mesure peut causer. C'est lors d'une visite effectuée dans la ville de Mostaganem, le 23 janvier dernier, que le ministre de l'Habitat, Abdelmadjid Tebboune, a annoncé l'introduction d'une nouvelle formule de logement : l'auto-construction. Selon lui, «cette nouvelle formule offre au citoyen l'opportunité de réaliser lui-même son propre logement après acquisition d'une parcelle de terrain et d'une aide financière de l'Etat, à condition de respecter le plan d'urbanisme». En d'autres termes, au lieu de construire des logements et de les financer, l'Etat va désormais octroyer aux citoyens des lots de terrain et une aide financière afin qu'ils puissent réaliser eux-mêmes leurs futures habitations. Cette formule, qui entre dans le nouveau programme quinquennal du secteur 2015-2019, devrait toucher, dans un premier temps, les wilayas du Sud et des Hauts-Plateaux, puis les wilayas du Nord. En effet, selon le responsable, plus de 200 000 lots de terrain seront distribués dans plus de 400 communes des Hauts-Plateaux et du Sud. «Nous attendons le feu vert du Premier ministre pour lancer cette opération dans les communes du Nord dont le nombre d'habitants oscille entre 2500 et 5000 habitants. Cette opération portera sur 100 000 assiettes», a précisé le ministre. Mais face à la crise du logement que connaît le pays, cette nouvelle décision est-elle une solution ? «C'est une très bonne idée et la meilleure des solutions, à condition qu'elle soit appliquée avec rigueur», confie Abdelhamid Boudaoud, président du Collège national des experts architectes. Selon lui, «pour que cette opération réussisse, il faut impérativement que l'architecte soit le pilote de tous les segments de l'opération». Il explique : «Si on attribue un terrain à une personne et qu'on la laisse construire à sa guise, sans l'avis d'un architecte et sans un cahier des charges, on retombera dans les constructions illicites qui avoisinent les 1,2 million de bâtisses hors normes. Mais si on attribue l'étude à un architecte agréé, que ce dernier fasse le suivi de l'opération selon le cahier des charges, on ne peut pas retomber dans l'illicite. De plus, il faut impérativement que l'Etat confie l'aide financière à la banque qui se chargera de débloquer la somme en fonction de l'avancée des travaux. Pour que les personnes ne puissent pas détourner le prêt comme ils l'ont fait auparavant.» Cités-dortoirs Pour finir, ce serait à «l'architecte de se prononcer à l'achèvement des travaux. Et c'est seulement en ayant le certificat de conformité, que la personne pourra faire appel à Sonelgaz et à la Seaal». Cette décision est toutefois loin de faire l'unanimité chez les spécialistes. L'architecte et urbaniste Abdelwahab Zidane se désole : «Tout le monde sait comment sont dépensées les aides à l'auto-construction. Dans tout, sauf dans la construction. C'est ce qui fait que ça ne pourra jamais régler la crise du logement en Algérie, bien au contraire.» De son côté, Djamel Chorfi, président du conseil national de l'Ordre des architectes (CNOA), est moins optimiste quant à cette nouvelle mesure. «C'est une bonne idée sur le plan politique, mais elle l'est beaucoup moins sur le plan pratique.» Pour le professionnel, plusieurs raisons rendent ce projet difficile à maîtriser. Il explique : «En l'absence de textes qui encadrent cette opération, elle n'est pas réalisable. De plus, l'Etat n'a pas les moyens nécessaires pour veiller sur son bon déroulement. Il serait difficile pour la police et l'inspection de l'urbanisme, en manque d'effectifs, de surveiller les opérations de construction.» L'architecte et urbaniste Abdelwahab Zidane appuie cette idée et affirme : «Ces opérations vont gâcher le tissu urbain, surtout si elles se greffent au Grand Alger. Malheureusement, on ne peut pas avoir un contrôleur pour chaque autoconstructeur». Djamel Chorfi poursuit : «A travers cette mesure, on ‘‘régularise l'irrégularité'' et on va à l'encontre du discours du ministre qui se dit contre les cités-dortoirs. Pourtant, on y va droit devant.» Abdelwahab Zidane craint le pire : «Nous allons reproduire l'erreur des années 1980, voire pire. Avec cette mesure, on va détruire tout ce qu'on a voulu arranger avec la mise en conformité. Le résultat de cette idée sera juste un bidonville géant.» Espaces de vie communs Un avis partagé par l'architecte Larbi Marhoum qui y voit une «aberration urbaine et économique». Pour lui, «l'Etat cherche à se débarrasser de ses obligations. Ailleurs, dans les pays étrangers, ces démarches sont planifiées et engendrent des bénéfices, car ce sont de véritables opérations économiques. Malheureusement chez nous, c'est le berceau de l'économie informelle. Elles entraînent aussi beaucoup de gaspillage. Désormais, le lotissement est un luxe que l'Algérie ne peut plus se permettre.» Enervé, le spécialiste poursuit : «Les autorités ont cherché une solution de facilité. Il faut savoir qu'il est plus facile pour l'administration de gérer 150 personnes individuelles que gérer un quartier. Le plus difficile est de créer un quartier avec des espaces de vie communs. C'est pour cela qu'on cherche à instaurer une relation d'égal à égal. On préfère laisser les gens construire comme bon leur semble et finalement caser tout le monde sans se soucier de l'aspect urbain et architectural.» Déçu, Larbi Marhoum conclut : «En 2016, on devrait avoir des modèles de construction plus développés que ça, c'est dommage.» Des cités «cœur battant des villes futures», comme les a qualifiées le ministre, un rêve impossible ? Pour Djamel Chorfi, ce n'est qu'un souhait irréalisable. «On se rappelle tous de l'exemple d'El Ménéa, programmée pour être une ville nouvelle. Le résultat est catastrophique.» Cette mesure n'a pour objectif, selon le président du conseil national de l'Ordre des architectes, que de «satisfaire l'ego personnel des personnes qui l'ont instaurée». Pire, elle pourrait conduire à une inégalité sociale. «Une personne dans le besoin a droit à un logement social. On ne donne pas un terrain à une personne issue d'un bidonville. On délivre des lots de terrain à des personnes qui bénéficient d'un salaire convenable qui soient en mesure de finaliser leur maison comme convenu dans le cahier des charges, et non pas aux celles qui cherchent juste un petit chez- soi». Pour régler la crise du logement, «il vaudrait mieux donner le temps aux études, car depuis 1962, on fait les choses dans l'urgence et la précipitation. Je crois aussi qu'il faut oublier l'idée de l'autoconstruction, car l'expérience a démontré que ces habitations n'ont jamais été achevées», soutient Djamel Chorfi. Abdelwahab Zidane propose une autre solution. «On peut par exemple favoriser le marché locatif comme cela se fait dans les pays émergents, comme la Tunisie. Il suffit d'ouvrir le marché aux constructeurs privés et via une démarche juridique, les obliger à construire des habitations destinées à la location. Cela créera des postes d'emploi, absorbera les demandes de logement et atténuera un peu la crise».