Tunis. Le mois de juin débute dans la morosité économique, l'effervescence sociale et le blocage politique. En bas de l'avenue Habib Bourguiba, cette journée ensoleillée commence par la polémique. La statue du guide, déboulonnée en 1987 par Ben Ali et inaugurée ce matin par Béji Caïd Essebsi, trône sur un piédestal démesuré. Reflet du besoin immodéré et pressant du retour symbolique du père fondateur en ces jours d'incertitude. Bourguiba, vissé sur son cheval, regarde de très haut ses compatriotes deviser sur le bien et le mal du retour fastueux de cette statue au milieu de «la misère» rampante qui menace le bien-être et la stabilité du pays. L'actualité alimente la sinistrose ambiante qui pèse sur cette cinquième année de la révolution. La veille, les commerçants avaient fini par suspendre leur grève d'une journée en signe de protestation contre la montée du commerce informel et le laxisme du gouvernement à l'égard des vendeurs à l'étalage qui commencent à déborder sur les grandes artères du centre-ville. Grèves et sit-in se multiplient jusqu'à la banalisation : 987 mouvements de protestation populaire ont été enregistrés en avril dernier et tous les gouvernorats sont déstabilisés par des mouvements sociaux. Le travail est en tête des revendications. Avec la contraction du tourisme, première activité pourvoyeuse du PIB national, des milliers de postes d'emploi sont perdus. Le dinar tunisien recule devant l'euro, et des banques (deux, selon le ministre des Finances) risquent la faillite. La crise économique et l'érosion du pouvoir d'achat sont dans toutes les discussions, mais avec la «zénitude» tunisienne. Le mode de vie ne change guère. Les terrasses des cafés ne désemplissent pas jusqu'à des heures tardives. Les femmes, les jeunes filles surtout occupent l'espace public, belles et pleines d'assurance. Les salles de cinéma, les théâtres sont ouverts et offrent les dernières productions, image d'une Tunisie qui n'a pas cédé sur son modèle de vie. La menace terroriste n'a pas d'effet. Des dispositifs de sécurité sont déployés et cohabitent avec cette ambiance même quand ils manquent de discrétion, à l'image du cordon qui surveille l'ambassade de France. Le poker menteur d'Ennahdha Face à l'impasse dans laquelle se trouve le gouvernement de Habib Essid, des initiatives sont proposées pour sortir de la crise, notamment celle du parti Al Massar qui appelle à un congrès de salut national. D'autres, rompus aux positionnements tactiques, préparent cependant les élections locales de mars 2017. C'est le cas d'Ennahdha qui a fait, en mai dernier, une véritable démonstration de force de ses moyens pour se positionner d'ores et déjà comme le principal prétendant, explique le journaliste Neji Khachnaoui. Ce dernier ne cache pas l'effet d'intimidation qu'ont eu sur lui les images du congrès, relayées en boucle par les médias. Face à ses adversaires politiques, le parti de Rached Ghannouchi semble avoir réussi un coup de poker en bluffant par le bling-bling et les moyens high-tech employés lors du congrès, et mis en valeur lors d'un show à l'américaine. Beaucoup de militants que nous avons interrogés, font écho à la presse «impressionnée» par ce congrès-événement. Raêd, jeune militant d'Al Qotb, estime qu'Ennahdha a d'ores et déjà gagné les prochaines élections. Sentiment non partagé par la militante des droits de l'homme, Yosra Frawes, qui se dit «pas impressionnée par les apparences», et affirme que les Tunisiens d'en bas «n'en ont cure !» La deuxième question soulevée par ce congrès est liée à «la conversion» d'Ennahdha en parti civil, suite à la décision de détacher l'action politique de la daâwa (prédication). Sur cette question, Yosra Frawes est catégorique : «Malgré l'image qu'il veut donner de lui, Ennahdha n'a pas changé et c'est son action politique qui en fournit la preuve. Au lendemain du congrès, de grands leaders du parti, qui utilisent toujours le double discours, se sont discrédités en disant qu'ils gardent à ce jour des rapports avec les Frères musulmans et qu'après tout, ils ont un référent islamique.» Quelques jours avant le congrès, Ghanouchi lâchait solennellement, sur les colonnes du journal français Le Monde : «Désormais, plus d'islam politique !» Ennahdha est-il devenu un parti laïque ? En Tunisie, personne n'y croit manifestement. Sur radio Kalima, une chroniqueuse ironise sur la prétendue conversion : «L'islamisme s'en va, le cheikh reste !» Jalel, chauffeur de taxi de la capitale, sourit ironiquement et déclare : «ça ne me concerne plus !» L'image surfaite des iPad employés pour le vote des congressistes a eu aussi cet effet contraire sur les consciences des Tunisiens qui ont constaté l'extrême richesse dont jouit Ennahdha au moment où la paupérisation écrase la majeure partie du peuple, explique Khachnaoui. En ce début d'été 2016, deux questions dominent les inquiétudes des Tunisiens : le devenir de leur modèle sociétal et celui de leur pouvoir d'achat, d'autant que les deux sont sujets à des tentatives permanentes de déstabilisation, comme ce président de l'association Le Rassemblement des imams, Mohamed Hentati, qui promet de prendre d'assaut le Parlement si le projet de réforme de l'héritage consacrant l'égalité successorale homme/femme est adopté. Dans les stations balnéaires, les hôtels et les plages sont vides et attendent, sans trop y croire, une hypothétique ruée russe pour «sauver» la saison estivale. Là encore, Jalel sourit ironiquement, au volant de son taxi.