« Si la vérité n'est pas belle, imprimez la légende » John Ford Il était une fois... dans l'Est. Le film aurait pu s'intituler ainsi et le réalisateur qui n'est pas à son premier tour de manivelle se serait contenté d'un tel titre, qui renvoie dans l'imaginaire collectif, au mythe des cow-boys sans peur et sans reproche. Mais là, il s'agit d'un sujet autrement plus sérieux, d'autant que Clint Eastwood a pris le contrepied des légendes établies pour tenter de démystifier l'histoire de ces six soldats américains hissant la bannière étoilée au sommet du mont Suribachi, sur l'île japonaise d'Iwojima, alors théâtre du plus violent affrontement de la guerre du Pacifique. Eastwood ne parle pas de victoire, encore moins de sacraliser ces hommes à part, autour desquels leurs compatriotes ont bâti de véritables légendes vivantes alors que ces soldats, quoi qu'on dise, se réduisaient à un simple matricule, perdus qu'ils étaient dans le fracas de la guerre. Aujourd'hui, la similitude avec les vétérans américains enlisés en Irak et en Afghanistan n'est pas fortuite. Et si pour décrire la situation alarmante (80 GI's morts depuis le début du mois), Bush ose la comparaison avec le Vietnam. Cela inquiète au plus haut point les stratèges du Pentagone. Clint parle de ces soldats comme il parle des gens ordinaires. S'il se réfère à la Deuxième Guerre mondiale, dont il garde des souvenirs vivaces, c'est que l'expérience, selon lui, ne mérite pas d'être vécue puisque, au bout du compte, il n'y a ni perdant ni gagnant mais seulement des morts. Aussi, la bataille d'Iwojima l'a inspiré dans toute son horreur. Un vétéran de la caméra « J'ai découvert le récit de la bataille et surtout tout ce qui a suivi : Comment ces presque gamins sont brutalement devenus des héros, comment des millions de gens les ont adulés, comment le gouvernement les a utilisés. Et tous n'ont cessé de dire que les vrais héros d'Iwojima sont ceux qui n'en sont pas revenus. J'ai découvert également combien était cruciale la question du financement. Chaque jour de guerre coûtait 250 millions de dollars. C'était un vrai dilemme pour les gens qui devaient payer pour que leurs enfants aillent se faire tuer. » Clint, qu'on ne peut soupçonner d'anti militariste, a planté le décor. Les six soldats semblent seuls au monde. Février 1945. Alors que l'Europe voit poindre une paix tant attendue, la guerre du Pacifique fait rage et met en opposition des milliers de soldats américains et japonais dans des conflits meurtriers. L'île d'Iwojima enjeu stratégique majeur est l'objet d'une bataille sans merci. Sur le mont Suribahi, là-bas, qui surplombe la plage de sable noir, les six soldats ne pouvaient incarner que le courage, le sacrifice et la nécessité de poursuivre la guerre. L'image est tellement parlante que dans toute l'Amérique, elle, s'impose à la une des journaux. Si la population à bout de souffle et lassée d'envoyer ses enfants à la boucherie reste stoïque devant ces événements tragiques, les militaires eux ne veulent pas lâcher prise malgré les pertes humaines et le gouffre financier ainsi provoqué. La photo des six symboles de victoire de suprématie de l'Amérique est vite exploitée. Les trois héros présents sur la photo et rescapés de la guerre sont rapatriés et, telles des stars de cinéma, sont exhibés comme des bêtes de cirque aux quatre coins du pays. Dans des stades gigantesques remplis comme un œuf, on dresse des collines en carton que les soldats, devenus simulacres d'eux-mêmes, escaladent avant de planter un drapeau au sommet. On espère que la mise en spectacle de la guerre bénéficiera à la souscription nationale lancée par le gouvernement. Mais dans leur sincérité, les trois soldats, types ordinaires rattrapés par un destin trop grand pour eux, savent que les héros, les vrais, si tant est qu'ils existent sont leurs frères d'armes morts au front. Ils n'ignorent pas de surcroît que la photo en question ne fut point prise sur le vif des combats, mais « posée ». Et que l'exploitation du cliché renvoie à une douteuse manipulation. Avec cette histoire de Mémoires de nos pères, le metteur en scène s'empare d'un énorme sujet et réalise un film d'une rare richesse thématique. « Si la vérité n'est pas belle, imprimez la légende », soulignait ironiquement John Ford dans L'homme qui tua Liberty Valance. Un demi-siècle plus tard, Clint, qui se revendique pleinement du cinéma fordie, signe une œuvre capitale qui est à la fois film de guerre, hommage aux soldats anonymes et expertise des mensonges en temps de crise. Le président us peut être un criminel Le film met en parallèle le quotidien terrifiant des combats et le dérisoire de la représentation patriotique. Il donne à voir avec une rare pudeur, les souffrances intimes de ces trois hommes ordinaires devenus des icônes nationales. Clint les embarque dans le tumulte de l'histoire et ses dérives. Un de ces soldats, d'origine indienne, souffre plus encore que ses deux compagnons du fossé entre la réalité et sa récupération mensongère. Le film montre ce qu'il est devenu plusieurs années après les événements. Une séquence le met en scène dans une exploitation agricole, seul ou presque. Une voiture s'arrête. Une famille le reconnaît et lui demande de poser en sa compagnie pour une photo souvenir. Avant de repartir, le conducteur glisse une pièce dans la main de l'ex-soldat, hébété, sorte d'icône au rabais. La guerre ? Quelle horreur… Eastwood, invité à s'expliquer sur le sens à donner à ces séquences rabaissantes et guère valorisantes, dira : « J'ai voulu que les spectateurs connaissent mieux ces hommes, qu'ils aient une idée de ce qu'ils ont vécu. Il s'agit un peu d'une déconstruction du mythe du héros par des gens qui ont justement toujours eu le sentiment d'usurper les honneurs et la notoriété. » Des six soldats Ira Hayes est le plus atypique à cause de son caractère ? Peut-être ? Mais surtout en raison de son origine ethnique. Un Indien de la tribu des Pimas, une tribu installée depuis des siècles en Amérique, puis parquée dans des réserves comme des animaux. Comme le film le montre clairement, la tournée des bons du Trésor fut un véritable parcours du combattant pour Hayes. Alcoolique, héros de guerre rejeté par la société blanche, Hayes fut retrouvé mort en 1955. L'alcool et le froid avaient eu raison de lui. Exactement dix ans après avoir hissé la fameuse bannière étoilée. Il me semble intéressant de montrer qu'un jour un régime impérialiste et militariste a décidé d'envoyer les jeunes gens à la mort. Ils partaient pour mourir et ils le savaient, une poignée d'hommes avaient décidé pour eux qu'ils se sacrifieraient pour l'empire. La plupart d'entre eux n'avaient rien de fanatique. Et de jeunes Américains, eux aussi, ont vécu l'enfer, beaucoup sont morts, qui ne demandaient rien d'autre que vivre. Je pense que cela renvoie certains excès d'aujourd'hui à leur futilité. Quand j'étais petit, il y avait très peu de stars, Gary Cooper, Jimmy Gagney, le boxeur Joe Louis, le président Roosevelt, Churchill, de Gaulle, Eisenhower, Patton... en quatre décennies, tout a changé. Il suffit de paraître à la télévision pour être une star. Alors on a inventé les superstars ! Mais en 1945, les parents du gamin, qui se faisait descendre, ne passaient pas à la télé le lendemain. Ceux qui en revenaient avaient 18 ou 20 ans et n'aspiraient à rien d'autre qu'à une vie normale. A propos de l'Irak qui vit quotidiennement le cycle infernal de la destruction et de la mort. « Trois générations de vétérans se sont succédé dans ce pays, sans que l'on retienne la moindre leçon. Depuis toujours, des types se font tuer à cause des hommes politiques. C'est encore le cas aujourd'hui. Il faut comprendre que mon pays n'a jamais été aussi divisé qu'aujourd'hui. Je fais partie de ceux qui pensent que l'intervention en Irak n'était pas une priorité. L'Irak aussi a commencé comme une opération de police pour se débarrasser de Saddam. Mais une fois en Irak, que faites-vous. Le cauchemar commence même si sur le terrain, vous avez gagné la guerre. Les hommes politiques sont davantage concernés par l'exercice et la conservation de leur petit pouvoir que par le sort du type en première ligne. C'était vrai hier. Cela ne l'a jamais été autant qu'aujourd'hui. » « La guerre est toujours tragique, précise Eastwood. A l'époque, nous ne combattions toutefois pas au nom de convictions idéologiques ou religieuses. Les raisons pour lesquelles nous nous engagions dans une guerre étaient beaucoup plus claires qu'aujourd'hui. » En 1945, les soldats très jeunes ont vu la célébrité leur tomber dessus. Or ces hommes étaient profondément traumatisés par les horreurs de la guerre. « A l'époque, il n'y avait pas d'évaluation psychologique. On leur disait simplement de rentrer chez eux et d'essayer de s'en remettre. » Plusieurs de ces vétérans se sont d'ailleurs emmurés dans un silence que même leurs proches ne parviendront jamais à percer. Le fils de l'un d'eux, James Bradley, s'est lancé dans une enquête pour comprendre les raisons pour lesquelles son père n'avait jamais voulu partager cet épisode avec lui. « Ce que j'ai découvert, c'est que mon père a déjà dit à ses camarades avoir vécu le plus beau moment de sa vie le jour de la levée du drapeau. Or il a gardé le silence sur ce moment pendant 47 ans, soit jusqu'à sa mort. Et je crois maintenant savoir pourquoi Iwo Jima a été un véritable massacre pendant lequel il a vu ses frères mourir d'une façon atroce devant lui. L'humilité et la pudeur l'ont réduit au silence » Il est parfois des silences... PARCOURS Né en 1930, d'un père comptable, Clint mène une vie de nomade. Il fait son apprentissage à la Universal en 1954. Il tourne dans des séries B. comme Tarantula puis de 1959 à 1966, il tient pendant sept ans, le second rôle de la série Rawhide. Au milieu des années 1960, trois succès mythiques de Sergio Leone Pour une poignée de dollars (1964), Pour quelques dollars de plus (1965) et Le bon, la brute et le truand (1966) l'imposent parmi les grandes stars internationales. Eastwood fonde la société Malpaso et entame une amicale et fructueuse association avec Don Siegel d'où sortiront notamment Les Proies et le premier volet de la Saga de l'inspecteur Harry Callahan figure légendaire du cinéma d'action. Devenu réalisateur en 1971, avec Frisson dans la nuit, Clint tourne à l'écart des modes, des films tour à tour lyriques et musclés, d'une étonnante liberté narrative. Figure emblématique du cinéma américain, Clint accomplit depuis cinq décennies un parcours exemplaire d'acteur, réalisateur et producteur qui lui a valu d'innombrables succès critiques et populaires. De 1986 à 1988, il a été maire républicain de Carmel en Californie élu avec 72% des suffrages. Au cinéma, dans le film Les pleins pouvoirs, il tint également la thèse que même le président des Etats-Unis pouvait être un criminel. Mémoires de nos pères marque le début de la carrière de Scott Reeves le plus jeune des fils de Clint Eastwood.