Destinées à la communication, les boîtes email sont devenues aussi des réservoirs évanescents de mémoire. Relire les messages de personnes disparues constitue bien un sommet du virtuel, à la fois étrange et douloureux. Ainsi ce mail de Hamid Nacer-Khodja, parmi les derniers, lors de l'Aïd El Fitr : «Cher Ameziane le grand, merci pour tes vœux. Qu'Allah te préserve de la maladie et je te présente mes meilleurs vœux. La vie doit continuer. Aussi je vais t'envoyer de courts articles : la fin du site Limag, le soixantième anniversaire de Nedjma, le 20e anniversaire de la mort de Guermaz. Bien à toi frère. Hamid.» Devant la plus fatale des fatalités, les mots les plus ordinaires prennent une dimension énorme. Ceux-là disent tout Hamid. L'apostrophe d'abord qui, en jouant sur l'une des significations de mon prénom (petit), exprime son goût permanent de l'humour. Sa sobriété aussi, pétrie dans le terroir algérien car, avant même d'être malade, il avait coutume d'être simple et direct dans ses messages autant qu'il était volubile lors des discussions, portant haut sa voix rude et chaleureuse. Sa foi, si profonde et discrète que plusieurs de ceux qui l'ont rencontré l'ignoraient et qu'il acceptait par exemple de partager avec eux une table «arrosée» en évitant les tentations de Bacchus. Sa sollicitude et son empathie envers les autres, humain attentif à tout ce qui est humain, s'inquiétant de la santé de son interlocuteur, alors même que la sienne était gravement atteinte. Sa soif de vivre soutenue par la détermination et l'espoir. Enfin, ses projets jamais abandonnés, au cœur, même de la douleur : articles de presse, contributions académiques, poésie, ouvrages divers. Ecrire, toujours écrire, chercher et écrire encore… Telle était sa vie où il ajoutait ses devoirs et ses joies de père de famille, de citoyen et d'ami. On le savait luttant contre un cancer avec courage et dignité. Mais ce serait son cœur qui aurait flanché dans la nuit du 16 septembre. Au téléphone, Naïma Beldjoudi, directrice des éditions Kalima, où il était directeur de collection, est inconsolable. Ses sanglots rendent la communication à peine audible. «Ce n'est pas un auteur et un directeur de collection que je perds mais un grand frère et un modèle d'honnêteté intellectuelle», dit-elle en se demandant comment notre pays ne pouvait accorder de prise en charge médicale à l'un de ses intellectuels les plus brillants. «C'est une véritable bibliothèque qui s'en va», ajoute-t-elle. Ces derniers mots ont réveillé en moi une anecdote. Devant passer son master en architecture à Marseille, ma fille m'avait appelé un soir, désespérée, son professeur lui ayant demandé de s'appuyer sur un texte rare d'Albert Camus sur la maison traditionnelle algérienne que lui-même n'avait jamais réussi à trouver ! Elle avait cherché en vain à la bibliothèque de l'université et dans d'autres encore. Malgré l'heure un peu tardive, je téléphonais à Hamid. Il me rappela quelques instants après, laconique comme dans un film d'espionnage : «Demain, à la gare routière de Caroubier, au carré de Djelfa, je t'enverrai au petit matin le numéro du taxi par texto.» Mais… ? «Non, je n'ai pas de scanner sous la main», me répondit-il sans me laisser achever ma question. Je l'abreuvais de remerciements qu'il interrompit avec son affectueuse rudesse bien de chez nous : «Laisse tomber, bonne nuit.» Vers 10h, un chauffeur me remettait une grosse enveloppe en papier kraft. Elle contenait les deux versions publiées du texte de Camus, accompagnée d'une note bibliographique de Hamid, parfaitement documentée. Un coup de scan et, une heure plus tard, les documents étaient de l'autre côté de la Méditerranée, au grand étonnement du professeur qui n'imaginait pas qu'ils provenaient tout chauds de nos Hauts-Plateaux, portés par le Poney Express des Ouled Naïl qui survit à internet ! J'imaginais bien pour ma part la marque d'amitié que cela représentait : Hamid, délaissant ses innombrables travaux, avait cherché dans la nuit les documents, les avaient photocopiés, rédigé un commentaire et s'était levé aux aurores pour trouver un taxi se rendant à Alger. Mais au delà de nos relations fraternelles, je suppose aisément qu'il l'aurait fait pour toute personne en quête de savoir, comme pourraient en attester tous ceux qui l'ont sollicité un jour ainsi que les nombreux étudiants qu'il encadrait à l'université, dont une douzaine de doctorants devenus orphelins scientifiques. Quel destin, quel parcours et quelle richesse en cet homme ! Incarnant ce qu'il y a de mieux dans notre génération, je l'ai connu par l'entremise d'amis, anciens étudiants à l'ENA, qui caressaient avec lui la muse littéraire plus que l'ambition administrative, à l'image de M'hand Kasmi, aujourd'hui décédé, Abdallah Dahou, Abdelkrim Djilali ou Mourad Brahimi. J'avais lu auparavant certains de ses poèmes publiés par Jean Sénac en 1971 dans la mythique Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, qui réunissait aussi Hamid Skif, Youcef Sebti, Abdelhamid Laghouati, Boualem Abdoun, Ahmed Benkamla, Djamel Kharchi, Rachid Bey et Djamel Imaziten. Par la suite, sa carrière de fonctionnaire l'avait mené en divers lieux du pays. Je recevais, de loin en loin, quelques nouvelles de son parcours à Tazoult, Aïn El Melh et ailleurs de «poète chef de daïra», tel que je le nommais. Je l'imaginais dissimulant ses vers dans les parafeurs officiels de son bureau comme dans cette nouvelle que j'ai entamée voilà longtemps et qu'il me faudra bien terminer. Né en janvier 1953 à Lakhdaria, Hamid Nacer-Khodja se considérait comme un fils de l'Algérie toute entière et, de fait, il se sentait chez lui partout. Il avait passé son enfance et sa jeunesse à Alger. En 1977, son diplôme de l'ENA en poche (section économique), il entame son parcours de «rond de cuir» dont les débuts et l'essentiel se passeront à Djelfa, sa ville aimée. Cela aura duré de 1977 à 2005, soit vingt-huit ans de sa vie ! On a du mal à imaginer comment il a pu concilier son dévouement de commis de l'Etat et sa passion dévorante de la littérature ? Lui arrivait-il de dormir la nuit entre ses écritures et ses lectures ? Et voilà qu'en 2005, j'apprends qu'il entame sa «nouvelle vie» ainsi qu'il l'avait désignée. Il quitte l'administration territoriale et prend le chemin des lettres rêvé pendant près de trois décennies. J'ignorais alors qu'il avait patiemment préparé son «évasion», tel un papillon de nuit tournant autour de sa lumière secrète. Il avait soutenu brillamment, auprès de la Sorbonne puis de l'université de Montpellier, respectivement une thèse de DEA (2000) et une thèse de doctorat (2005) en littérature comparée. Le temps d'obtenir ses équivalences et il était en poste à la future université de Djelfa en tant que maître-assistant. Dès lors, il y a développé une activité intense, devenant une année après directeur de l'institut des lettres et des langues. Parfaitement bilingue, il trouvera même le temps de devenir chef d'un projet de magistère en lettres arabes. Il lance et dirige de nombreux chantiers de recherche : traduction en arabe de la terminologie en sémiotique, littérature et cinéma en Algérie, presse et littérature et même une étude anthropologique de la wilaya de Djelfa. Mais il a été aussi chef d'unité du Laboratoire de recherche sur les drogues, ce que je découvre en lisant ce curriculum-vitae qu'il avait rédigé récemment et envoyé à quelques amis, «comme s'il sentait le besoin de faire le point de sa vie», confie Mourad Brahimi. Parallèlement, il multiplie les publications, s'imposant à l'échelle internationale comme une référence reconnue pour la littérature algérienne et incontournable pour l'œuvre de Jean Sénac. Son directeur de thèse, le Pr Guy Dugas, grâce auquel Hamid put obtenir l'équivalence du diplôme de l'ENA (sans doute le seul de ce type qui ait conduit à la littérature !), lui a rendu le plus bel hommage qu'un professeur puisse rendre en reconnaissant ce que son «élève» a pu lui apporter : «Son doctorat obtenu, il réclama et obtint un poste d'enseignant à l'université de Djelfa - il aurait pu viser bien plus haut mais il avait horreur des voyages et aimait par-dessus tout son coin d'Algérie. Nous avons alors vécu une admirable et fidèle amitié d'une rive à l'autre, lui qui croyait si fort au ciel et moi qui n'y crois pas. Dans les malheurs de la vie, sans jamais chercher à m'amener vers ses croyances, il m'aida à garder le cap, à entreprendre de nouveaux chantiers, à ne pas désespérer de la vie, cependant que je m'efforçais autant que possible de le sortir de Djelfa pour l'amener à participer à nos rencontres. Il me fit alors partager ses recherches sur Sénac, désormais mondialement reconnues (son Sénac-Camus, le fils rebelle a été traduit en arabe et le sera prochainement aux Etats-Unis)…» Le romancier Abdelkader Djemaï, auquel le défunt avait consacré un dossier pour la revue L'ivrEscQ,s écrit : «Bien triste nouvelle que la mort de Hamid dont la bienveillance et l'humilité naturelles faisaient de lui un homme, un intellectuel dont on voulait être l'ami et l'interlocuteur privilégié… Pensée affectueuse à sa famille, à ses proches et un salut à Odile (il s'agit d'Odile Teste, enseignante et animatrice culturelle, proche amie de Hamid) qui nous a donné régulièrement de ses nouvelles». Il manque déjà à beaucoup de personnes, mon cher «poète chef de daïra», et je ne sais pas qui j'appellerai désormais pour combler mes ignorances sur la littérature algérienne, en français comme en arabe. Dans ses actes et prières, il œuvrait à être digne du Paradis dont les joies de la littérature lui paraissaient comme des arrhes. Quelque chose me dit qu'il a été entendu.