Yamilé Ghebalou dévoile son deuxième roman avec L'enfance est ma demeure, paru récemment aux éditions Frantz Fanon. Un récit porté par une sensibilité à fleur de peau et une écriture sensuelle attentive au bruissement du monde et aux murmures des âmes. Le titre du roman en exprime parfaitement le contenu. «Enfance» et «demeure» sont en effet les deux thématiques majeures, sinon obsessionnelles, du roman. D'une part, tout le récit est axé sur le mystère de l'enfance avec, au centre, l'enfant chéri Youssouf. Petit chérubin irrésistible au nom prédestiné (le prophète Joseph à la beauté légendaire). Le récit s'ouvre sur la possibilité, impensable, de la perte de cet enfant et se poursuit avec la vitalité débordante dont Youssouf inonde ses parents et son entourage. C'est aussi l'enfance des parents Yacoub et Taous, l'innocence perdue sous le fard des convenances. Leur fils leur rappelle sans cesse cette part d'eux-mêmes enfouie aux tréfonds de leur âme. D'autre part, la problématique de l'habitat, de la demeure, est au cœur du récit. Taous est une architecte passionnée, une bâtisseuse qui a construit sa propre maison, son chef-d'œuvre. Dar El Bhar a cette particularité de respirer au rythme de la mer. Mais Taous ne s'arrête pas là. Elle veut offrir au plus grand nombre ce «luxe» d'habiter un lieu et d'en être habité. Le projet de la Cité des Demeures occupe toute sa pensée, il lui permet aussi d'échapper au quotidien glacial de sa vie de couple. Mais ce projet risque de buter contre l'acharnement de ceux qui ont décidé de s'approprier ce bien commun qu'est la terre, ou, pour le dire prosaïquement, les terrains. Yacoub, lui, travaille au «ministère» pour des missions «secrètes». Le secret et la dissimulation entourent aussi ses relations extraconjugales. Yacoub vit dans le mensonge et seul son fils Youssouf possède le don de le rappeler à la réalité du monde. Au milieu de ce couple cabossé, débarque Zouleikha. La femme sauve l'enfant d'une mort certaine, dans un accident de voiture qui ne semble pas si accidentel. Reconnaissants, les parents font de cette femme amnésique, sans toit ni famille, la nourrice de leur fils. Mais Zouleikha se révèle bien plus qu'une simple nounou. Une solide empathie la lie à Youssouf et à Taous et des souvenirs douloureux remontent à sa mémoire. La clé de toute cette histoire s'y trouve peut-être… L'intérêt de ce roman, écrit par une poétesse, n'est pas tant dans l'histoire racontée mais plutôt dans l'acte (et l'art) de raconter et de décrire. Ghebalou plonge le lecteur tour à tour dans la conscience du père fasciné par son enfant, de Taous méditant sur le rapport à l'espace, de l'enfant observant avec curiosité et acuité le théâtre des adultes ou encore de Zouleikha tenant de retrouver sa mémoire et de savoir par la même qui elle est vraiment... Le récit avance dans cet enchevêtrement de monologues intérieurs. Le texte n'en est pas pour autant obscur ou difficile d'accès. Bien au contraire, le récit est tout à fait limpide. La richesse du texte est aussi dans les plages de descriptions vécues de l'intérieur. L'écriture y est attentive à la force des éléments et à leur symbolique. C'est le cas par exemple de l'eau, élément du renouveau et du changement, qui sourd à travers les murs et s'introduit dans le bureau de Taous. Cette dernière le vit comme un rituel quasi mystique de l'ordre des ablutions ou du baptême. Il faut souligner que ce rapport aux éléments n'est pas phénoménologique dans le roman mais relève plutôt de l'initiation métaphysique. L'au-delà, le dehors et le dedans ne font qu'un dans cette maison où l'on entend les esprits réciter des versets coraniques dans les couloirs et dans ce roman où l'on accède aux pensées intimes de chaque personnage. En outre, ce roman polyphonique est ponctué d'envolée lyriques, à l'image d'un paragraphe en italique qui revient de façon inattendue dans le récit comme un leitmotiv musical, prenant un sens nouveau à chaque apparition : «Avec la morsure du temps, la douleur de l'absence et l'amour me reprend, oui, je sais, je sais je ne devrais pas le dire comme cela mais il n'y a pas d'autres mots, pas d'autres gestes que celui de tenir cet enfant et de refermer tendrement mes bras sur lui tout en rêvant, tout en ouvrant là-bas, au fond du corps, la porte secrète de l'absence à ma vie…» Ecrit avec une sensibilité poétique mais sans la manie du mot rare ou de la tournure recherchée, L'enfance est ma demeure se distingue par sa clarté. Née à Cherchell, Yamilé Ghebalou est l'auteur de quatre recueils de poésie : Kawn, Demeure du bleu, Présence et Les yeux lumineux. Elle a également publié deux recueils de nouvelles (Grenade et Libres circulations des imaginaires) et un premier roman intitulé Liban. Avec L'enfance est ma demeure, c'est une voix romanesque singulière qui se confirme. Et s'affirme. Yamilé Ghebalou, L'enfance est ma demeure, Editions Frantz Fanon, Tizi Ouzou, 2016. 175 pages. Prix : 650 DA.