Comme cela avait été le cas pour la chanson en soutien à Bouteflika en 2014, Bladna, ou le clip promotionnel des prochaines législatives réalisé par des rappeurs, a créé la polémique. Sur la Toile, les rappeurs se renvoient les insultes, les fans aussi. Retour sur cette polémique qui affole depuis quelques jours les internautes sur les réseaux sociaux. «Bladna, personne ne la construira à notre place», scande Samah Akla dans le refrain de Bladna, clip promotionnel des prochaines législatives. Réalisé par Karim El Gang et Azzou Hood Killer, deux rappeurs qui ont leur poids dans la sphère du rap algérien, leur nouveau clip a atteint en quelques jours plus d'un quart de millions de vues sur youtube. Karim et Azzou n'étaient pas les seuls, car le clip a vu aussi la participation de Phobia Isaac et L'anonyme, deux autres rappeurs connus pour leurs positions critiques envers le système politique et dont les chansons comptabilisent souvent plusieurs millions de vue sur youtube. Parmi les figurants, on trouve les deux podcasters Adel Sweezy et Merouane Guerouabi, l'animateur de l'émission satirique «Talaâ Habet Cheikh Noui» (Ameur Derradji) et des sportifs comme l'ancien boxeur Mohamed Benguesmia, ou l'international algérien spécialiste du décathlon, Larbi Bouraada. Mais depuis sa diffusion sur YouTube, le 6 mars, et par les télés publiques, Bladna n'arrête pas de susciter les critiques notamment de la part des fans qui suivent de près le rap algérien. Les rappeurs qui ont participé au clip ont été durement critiqués sur leur page Facebook et les réseaux sociaux d'une manière générale, parfois même insultés. A travers des vidéos diffusées sur YouTube, plusieurs autres rappeurs se sont joints à la campagne. Ces derniers ont qualifié les artistes de Bladna de «pro-pouvoir», de «khobzistes» et de «chiyatine». Elections Cette affaire rappelle pour bon nombre la polémique qu'avait suscitée le clip réalisé par des artistes et personnalités publiques en soutien au président Abdelaziz Bouteflika en avril 2014. Mais l'histoire de Bladna a pris une tout autre ampleur depuis les déclarations de Merouane Guerouabi qui, pour rappel, a figuré dans le clip. Dans une vidéo diffusée en live sur sa page Facebook, Merouane a dit «qu'il ignorait l'objectif du clip, qu'il n'avait pas touché d'argent et qu'il s'était fait arnaquer par Karim et Inertie, la boîte de production qui a réalisé le clip». «Je l'ai fait par amitié pour Karim El Gang, car ce dernier m'avait assuré que le clip n'avait de relation ni avec l'Etat ni avec les élections et ne traitera d'aucune querelle avec les autres rappeurs», se défend-il sur sa page. Merouane Guerouabi, que nous n'avons pas pu joindre, a fini par supprimer ladite vidéo de sa page Facebook. Quelques jours plus tard, un article du journal arabophone Echourouk annonce la fin du conflit entre les deux jeunes artistes et explique que «ce qui s'est passé n'était qu'un malentendu entre Merouane et Karim, que le jeune podcaster avait bel et bien signé un contrat expliquant le projet et qu'il avait touché son dû». Mais si le suspense n'avait finalement pas duré autour de cette polémique, les critiques des fans et ceux des rappeurs ne doivent pas être pris à la légère. L'un des nombreux rappeurs à s'être exprimé sur le clip Bladna en critiquant Karim et Azzou est Soolking, du groupe Africa Jungle. Avec son groupe, Slooking, de son vrai prénom Raouf, fait depuis deux ans les beaux jours du rap Made in Algeria en France. Le groupe est composé de cinq personnes originaires de Staouéli, dont trois ont pris le chemin de l'exil (France) après la sortie d'un de leurs clips anti-4e mandat de Bouteflika en mars 2014. Vocation L'une des performances d'Africa Jungle, qui a d'ailleurs fait le tour des chaînes de musique françaises, est leur clip réalisé sur les performances du meilleur joueur africain 2015, Pierre-Emerick Aubameyang, (près de 4 millions de vues sur youTube, ndlr), tourné en présence du joueur dans le stade du club de la star gabonaise à Dortmund (Allemagne). «Je ne m'attaque pas aux comédiens, car la figuration fait partie de leur métier. Je m'adresse aux deux anciens, Karim et Azzou, pour leur dire que s'ils voulaient réellement faire une chanson pour appeler au vote et changer les choses comme ils le prétendent, ce qui est leur droit, pourquoi ne l'ont-ils pas fait avec leurs propres moyens ? Mais ce qui m'a le plus blessé, c'est qu'ils ont entraîné de jeunes rappeurs avec eux. Ils leur ont sali leur image», dénonce Soolking dans une vidéo diffusée sur sa page Facebook. L'ancien du groupe Micro Brise le Silence (MBS), Farid Belhoul ou Diaz, rappelle que «le rap a toujours été engagé». «Le rôle du rappeur est d'être critique envers le pouvoir, c'est notre vocation. Ce dernier, qui a tout fait pour fabriquer des rappeurs en sa faveur, a réussi sa mission. Heureusement que le rap algérien d'aujourd'hui se porte bien. D'ailleurs, beaucoup ont critiqué ce clip et c'est tant mieux», s'enthousiasme Diaz. Etat Loin des batailles rangées au sein des partis politiques dont le FLN et les polémiques que continuent de susciter les prochaines législatives, les artistes et personnalités qui ont participé à Bladna se sont retrouvés au milieu d'une polémique qui fait encore parler d'elle. Lors de notre entrevue avec Karim El Gang et Azzou Hood Killer, les deux rappeurs nous ont confié qu'«ils étaient choqués par ce qui leur arrive, ce qu'ils lisent et ce qu'ils entendent» à travers les réseaux sociaux. «Contrairement à ce que pensent certains, ce clip n'a rien à voir avec celui en soutien au Président. Le clip en question avait été pensé par l'Etat alors que Bladna est le produit de notre propre initiative», expliquent-ils. Et d'ajouter : «nous avons invité des rappeurs de différents horizons. Parmi eux, il y a ceux qui sont neutres, ceux qui sont pour et ceux qui s'opposent au pouvoir comme Phobia et L'anonyme. Notre message était clair. Nous ne voulons plus de l'immobilisme. Nous voulons agir pour changer les choses.» Karim El Gang avoue que c'est la première fois qu'il a une carte de vote. «C'est la première fois que j'ai décidé de voter. J'ai compris au fil du temps que critiquer derrière les écrans ne servait strictement à rien. J'ai toujours dit que je ne suis ni pour le pouvoir ni contre lui. Je suis contre les choses mal faites et je suis de ceux qui agissent pour bien faire. J'accepte les critiques, mais les gens qui s'attaquent à moi doivent aussi respecter mon choix, celui de voir en ces élections une voie qui s'offre aux Algériens afin de changer les choses», se défend-il. Et d'ajouter : «Nous n'avons fait campagne pour aucun parti et pour aucune personne. Les gens peuvent voter pour celui qu'ils veulent. Chacun est libre, même ceux qui optent pour le boycott.» Azzou rétorque de son côté : «Appeler les gens à voter est un choix que j'assume, comme je l'ai fait quand j'ai soutenu Bouteflika. L'abstention n'a rien changé. Nous ne voulons plus d'un Parlement de la corruption et de la médiocrité. J'ai appelé les gens à voter pour les enfants du peuple, pour un Parlement de qualité, de compétence et d'aptitude. Et si nous décidons tous ensemble d'aller voter, ces députés corrompus n'auront plus l'occasion de revenir ou d'acheter des voix comme ils ont l'habitude de faire.» Et d'ajouter : «Je n'ai bénéficié d'aucun privilège du pouvoir. Au contraire, mon frère a été détenu sans aucune preuve et je reste privé de scène depuis plus de six ans dans ma wilaya, Annaba. Malgré tout, je reste convaincu qu'il faut agir avec les moyens pacifiques dont nous disposons pour changer les choses. Les urnes en sont un pour moi.» Vote Les deux rappeurs racontent qu'après avoir ficelé le projet, cherché la boîte de production et le sponsor qui financerait le projet, ils l'ont présenté au ministère de l'Intérieur qui l'avait directement accepté et délivré les autorisations qu'il faut pour son tournage. «22 personnes entre rappeurs, comédiens et sportifs ont pris part à ce clip», explique Azzou, l'enfant de Annaba. Le tournage a eu lieu dans la wilaya de Tipasa où toutes les conditions ont été mises à notre disposition par le wali que nous remercions au passage.» Quant au projet lui-même, nous avons appris qu'«il a été expliqué dans les contrats signés par les participants, et ce, avant même le tournage». Selon des sources proches du dossier, ces derniers «ont touché un cachet allant de 10 000 à 100 000 da». L'un des observateurs attentif de la scène rap algérienne, Ouahid Halladj, dénonce ce qu'il appelle «l'instrumentalisation de l'art». «L'instrumentalisation est dans le sens où le pouvoir sous-entend que tout peut être acheté et que rien ne sert d'être critique ou engagé. Le rap algérien est d'un très bon niveau et demeure engagé et critique. Mais s'il est là, c'est grâce à des rappeurs comme Tox, MBS, Mafia Crew, Blackguns, Zenka Resistance, Laxprod, EVOK, Systeman qui sont allés jusqu'au bout de la maîtrise de leur art. Ils ont contribué directement ou indirectement à l'émergence d'une nouvelle génération de rappeurs qui continuent le combat pour faire du rap un art consacré dans les institutions culturelles publiques, les médias lourds et dans l'espace public», analyse-t-il. A côté des critiques, beaucoup manifestent aussi leur solidarité et soutien aux rappeurs de Bladna, dont Karim et Azzou. L'un d'eux est le podcaster Tiqa Gang, qui dit dans l'une de ses vidéos qu'«il a été convaincu par les rappeurs et qu'il a décidé, pour la première fois de sa vie, de voter aux prochaines législatives». Nous avons tenté de joindre L'anonyme et Phobia Isaac, en vain.