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Abecedarius
L'autre côté du dialogue
Publié dans El Watan le 23 - 11 - 2006

Qu'il s'agisse des poèmes de Stéphane Mallarmé, mis en musique par Claude Debussy ; de Jamal Al Edin Al Afghani (1838-1897), débattant avec Ernest Renan (1823-1892) des questions du monde musulman ; ou encore du polygraphe, Baqillani, dépêché, au Xe siècle, à Byzance, pour évoquer certaines questions théologiques avec les tenants de l'église orthodoxe ; les hommes de culture, toutes disciplines confondues, demeurent, de loin, les plus aptes et les plus ouverts aux exigences du dialogue.
Le prouve aujourd'hui, et avec brio, le compositeur espagnol, Luis Delgado, né en 1956 à Madrid. C'est un vaste pan de l'Andalousie musulmane qui se fait présent dans ses œuvres musicales, convaincu en cela que le chemin qui mène au dialogue entre les hommes reste toujours ouvert et ne peut être l'apanage des seuls politiciens. Donc, sans dogmatisme ni parti pris, Delgado tend la main en direction du grand poète andalou, Ibn Zouqaq, qui vécut à Valence au Xe siècle, en faisant de la poésie de ce dernier une véritable source d'inspiration. Valence, superbement chantée par Ibn Zouqaq dans de courts poèmes, revient musicalement à la vie dans toute sa splendeur d'antan, c'est-à-dire comme lieu de dialogue entre des hommes de diverses appartenances culturelles. Les hommes de l'au-delà des Pyrénées transitaient par cette ville maritime pour atteindre les grands lieux du savoir que furent Cordoue, Séville et Grenade. En douze petits morceaux de musique, magnifiquement orchestrés, Delgado rejoint Ibn Zouqaq en s'appuyant sur l'imagerie poétique de ce dernier. Dès le départ, il a compris que l'homme ne révélerait sa véritable identité qu'en présence de la partie adverse. Là où Ibn Zouqaq voit, dans le cours d'eau, près de Valence, le côté évanescent de la vie, Delgado, sans le contredire, préfère s'y mirer et étancher sa soif. Et c'est tout un art de converser qui prend naissance dans ses tournures mélodiques. Sans blesser l'amour-propre des croyants, les cloches de l'église se mêlent habilement à l'appel du muezzin à la prière dans une Valence qui tient, à la fois, du passé et du présent. Les notes finales de chaque morceau deviennent alors une invitation à l'entente entre les hommes. Delgado se distingue en n'empruntant pas le chemin des politiciens, car il sait que le dialogue des civilisations, si dialogue il y a, ne transparaîtrait à sa juste valeur qu'à travers les choses de l'esprit et des sens. On pourrait dire qu'il s'agit d'une approche toute nouvelle, non seulement dans la production intellectuelle, mais, et c'est là l'essentiel, dans les procédés de dialogue entre les hommes. En effet, quoi de plus plaisant que cette « intertextualité » mariant l'imagerie poétique à la mélodie et vice versa ? En relisant les poèmes d'Ibn Zouqaq, dans cette langue si raffinée, si savoureuse du Xe siècle, on découvre la source de l'intérêt de Delgado pour le passé de l'Andalousie musulmane et pour le présent du Grand Maghreb. A ses yeux, là où la langue arabe a pu réunir les esprits les plus ouverts de l'époque, musulmans, juifs et chrétiens, la poésie, véhiculée par cette même langue, ne pouvait que refléter l'esprit d'entente qui prévalait alors dans la péninsule Ibérique. En s'inspirant donc des poèmes d'Ibn Zouqaq pour composer ses douze petites pièces, ce grand musicien nous fait dire que le passé n'a pas disparu définitivement de la scène sociohistorique. Bien au contraire, c'est un moment qui peut revivre, sans cesse, à travers les productions de l'esprit et de l'art. On ne peut s'empêcher de penser à l'endroit de la musique de Delgado, qu'elle représente le type de dialogue qui devrait s'instaurer entre les hommes. On pourrait même dire qu'elle fait écho à celle du grand chanteur soufi pakistanais, Nusret Ali Khan, qui attirait dans des galas en plein air, des musulmans – sunnites comme chiites – ainsi que des sikhs, des brahmaniques et autres. En somme, c'est ce respect de l'autre qui faisait dire à Ernest Renan, à la suite de sa rencontre avec Al Afghani : « En sa présence, je me voyais devant Avicenne, ou Averroès, ou encore devant un des pontes de la sagesse orientale. »

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