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«Le travail humanitaire est motivé par un souci de visibilité et non une exigence d'efficacité»
Dr Kamel Mohanna. Président de l'ONG libanaise non confessionnelle Amel
Publié dans El Watan le 05 - 08 - 2017

Originaire de Khiam (ville frontalière du Sud-Liban), le docteur Kamel Mohanna est le président fondateur de l'ONG libanaise non confessionnelle Amel, créée en 1979 dans le contexte de l'invasion israélienne du Sud-Liban (1978). En rupture avec la pratique du business de l'aide dans une logique capitaliste, Amel a déjà offert 1 800 000 services aux réfugiés syriens présents sur le territoire libanais.
Elle est à l'origine d'une initiative Sud-Nord — Liban, Lesbos, Lampedusa — visant à défendre les valeurs de solidarité et de respect de la dignité humaine. Dans cet entretien pour El Watan, Kamel Mohanna, également auteur de l'ouvrage Un médecin libanais dans la tourmente des peuples (L'Harmattan, 2013, 1re éd.), livre son bilan de la situation des réfugiés syriens au Liban et des conséquences désastreuses de l'insuffisance de l'aide internationale.
- Quels sont les défis sanitaires auxquels sont confrontés les réfugiés syriens installés au Liban ?
Là où nous sommes présents, nous tentons de satisfaire les besoins afin que les réfugiés, une population particulièrement vulnérable, puissent accéder aux services sanitaires. Mais les enjeux cruciaux concernent la continuité des soins, les traitements lourds, ou les cas qui nécessitent une l'hospitalisation. Au Liban, il existe un accord entre le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et une assurance locale privée pour la prise en charge des frais d'hospitalisation des réfugiés syriens à hauteur de 75%. Nous restons cependant confrontés à deux obstacles majeurs.
D'abord, sur un million et demi de réfugiés, 15% ont un besoin urgent d'accès aux soins. Or, les établissements de santé ont des capacités d'accueil limitées. Ensuite, même dans le cas où il existerait des places disponibles, l'accès aux soins est extrêmement onéreux : 70% des réfugiés syriens vivent en dessous du seuil de pauvreté et n'ont pas les moyens de couvrir ce tiers payant.
- Quels sont les obstacles à la scolarisation des réfugiés syriens ?
Depuis l'installation des réfugiés syriens au Liban, on compte 100 000 naissances dont 70 000 n'ont pas été enregistrées en raison de la réglementation stricte qui régit leur statut. Le problème de la non-scolarisation est un «crime» envers cette nouvelle génération. Sur 400 000 enfants syriens au Liban, près de la moitié n'a pas accès à l'école.
Par ailleurs, 15% des enfants scolarisés ne peuvent pas assister aux cours à cause notamment de la distance entre le domicile et l'école. A cela s'ajoute la différence cruciale entre le système éducatif syrien, dont la langue d'enseignement est l'arabe, et le système éducatif libanais où le bilinguisme domine.
- Les programmes d'aide des Nations unies constituent-ils une réponse appropriée à la situation de crise multiforme que connaît le Liban dans sa gestion des réfugiés syriens ?
Le Liban est dans une situation économique et sociale désastreuse. L'afflux massif de réfugiés a montré que les capacités d'accueil étaient sévèrement limitées. Les infrastructures libanaises sont dans un état déplorable et ne peuvent pas répondre aux besoins quotidiens. Par exemple, nous sommes passés de la production de 5000 à 7000 tonnes de déchets par jour, mais les installations d'assainissement et les services de traitement sont peu opérationnels. Et que dire des services d'alimentation en électricité et en eau qui sont insuffisants ! L'aide aux réfugiés syriens est très en deçà de leurs besoins réels.
J'étais présent lors du sommet qui a réuni les bailleurs de fonds internationaux au Koweït. Sur les 8,4 milliards de dollars demandés par l'ancien secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, nous n'avons obtenu qu'une promesse de 3,4 milliards, et jusqu'à présent, nous n'avons perçu que 90% de ce montant. Quelle est la signification de tout cela ? Le travail humanitaire est motivé par un souci de visibilité au détriment de l'exigence d'efficacité.
En plus de la politique de contrôle des frontières, les Etats européens versent des aides pour freiner les flux migratoires, en déléguant la gestion du problème des réfugiés à des pays comme le Liban, la Jordanie et la Turquie. C'est la contrepartie de l'aide. A titre d'illustration, le Liban, un pays au bord de l'effondrement depuis 40 ans, accueille un million et demi de réfugiés selon les chiffres avancés par le gouvernement libanais.
Proportionnellement pour un pays comme la France par exemple, cela équivaudrait à recevoir environ 22 millions de réfugiés. Même si la situation n'est pas comparable, les Français avaient 10 000 Roms sur leur sol, ils les ont expulsés. Depuis les massacres du Rwanda en 1994, je n'ai jamais vu une position semblable à celle du Liban. Malheureusement, le responsable des actions humanitaires aux Nations unies a annoncé aux autorités libanaises que l'aide promise au Liban était suspendue faute de moyens.
- Comment évaluez-vous l'efficacité de l'action des ONG internationales sur ce terrain ?
C'est justement le problème de la politique de l'aide humanitaire. Au lieu d'attribuer une partie des moyens financiers à des ONG nationales directement présentes sur le terrain, des sommes ahurissantes sont allouées aux ONG internationales. Dans cette situation, on ne peut que déplorer les phénomènes de charity business. Nous sommes confrontés à une armée de travailleurs humanitaires engagés dans cette voie uniquement pour les avantages matériels.
En attendant de trouver une solution politique au conflit syrien, il est urgent d'appliquer les recommandations du sommet mondial humanitaire d'Istanbul, parmi lesquelles la relocalisation de 10% des réfugiés et l'allocation de 25% de l'aide aux ONG nationales (contre 2% seulement aujourd'hui). Avec nos modestes moyens Amel, nous sommes parvenus à offrir 1 800 000 services aux réfugiés syriens. Or, je peux vous assurer qu'il faudrait 10 fois plus de moyens à une ONG internationale pour réaliser les mêmes actions.
- Quel devrait être le sens profond de l'action humanitaire dans notre région aujourd'hui ?
Pour les Etats occidentaux, l'action humanitaire signifie principalement l'urgence, alors que pour nous elle implique surtout la question de la dignité de l'être humain. Notre intervention prend en compte l'urgence en temps de crise, mais, plus profondément, l'enjeu est de prodiguer des services, d'œuvrer pour le développement en situation de paix. Je pense qu'il y a cinq points fondamentaux à prendre en compte :1)-L'action humanitaire intervient systématiquement en faveur des couches les plus vulnérables ; 2)- il ne peut y avoir de démocratie sans développement ; 3)-
Il faut lutter contre la mauvaise répartition des richesses et les inégalités persistantes ; 4)- toute action humanitaire se doit de soutenir la cause juste des peuples et en premier lieu la cause palestinienne ; 5)- toute action humanitaire doit rejeter le double standard et l'indignation sélective.
- En tant que Libanais, qu'est-ce qui fonde votre combat aux côtés des réfugiés syriens ?
Le Liban est une partie de la grande Syrie. Le peuple syrien est un peuple frère qui a exprimé une solidarité à toute épreuve : au moment de la guerre civile, 200 000 Libanais ont été généreusement accueillis en Syrie. L'agression israélienne de 2006 a également contraint 260 000 Libanais à se réfugier en Syrie. Les Syriens sont au Liban depuis 7 ans et sont intégrés aux structures sociales. Les discriminations existent, mais elles restent marginales.
En dépit du contexte économique désastreux, de la polarisation de la vie politique et de l'ensemble des problèmes auxquels est confronté le Liban, les Syriens vivent avec nous dans l'unité. Mais il y a aujourd'hui des tentatives d'instrumentalisation politique de la question des réfugiés par des mains étrangères afin d'empêcher le retour des Syriens dans leur pays en raison de l'enjeu électoral.
- Le nombre de camps informels au Liban a augmenté de manière exponentielle. Quelle stratégie faut-il développer pour améliorer le sort des installés livrés à eux-mêmes ?
Les Syriens sont répartis sur 1400 localités. Il existe aujourd'hui près de 900 camps informels où les conditions de vie sont particulièrement rudes alors que les aides s'amenuisent. Nous proposons donc que les aides soient obligatoires et non volontaires pour répondre plus efficacement aux besoins. En l'absence d'une volonté internationale œuvrant en faveur d'une solution politique au conflit en Syrie, il faut continuer à développer les valeurs de solidarité avec les réfugiés syriens.


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