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Le MoMA à la Fondation Vuitton (Paris) : A qui appartient l'histoire de l'art ?
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Publié dans El Watan le 08 - 11 - 2017

Il n'y a pas longtemps, c'était entre institutions de même niveau -et dans la plupart des cas entre grandes institutions occidentales- que se négociaient les prêts et les itinérances d'expositions.
Désormais, cette pratique semble datée, non sans susciter des controverses : ce ne sont plus les institutions publiques qui sont les puissances invitantes, mais des fondations privées qui sont prescriptrices, tant du point de vue du marché que de la manière d'écrire l'histoire de l'art. Cette nouvelle situation mérite donc qu'on s'y arrête, car elle a des conséquences sur plusieurs plans, qu'il s'agisse de la conception de l'institution muséale ou de l'adresse aux publics ; l'accueil de la collection du MoMA, le prestigieux musée new-yorkais, à la fondation privée Louis Vuitton, en fournit un excellent exemple.
Musées et fondations privées : l'art, un bien commun ?
Dans la définition que donne l'ICOM (International Council of Museums), «un musée est une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l'humanité et de son environnement à des fins d'études, d'éducation et de délectation». Le célèbre musée new-yorkais affiche dans ce sens sur son site non seulement ses missions, mais tous les comptes relatifs à son fonctionnement, ainsi que les obligations des «trustees» qui l'administrent. Rien de tel pour la fondation Vuitton qui, comme toutes les fondations à vocation culturelle depuis 2003, n'est pas soumise à l'obligation d'accueillir dans son conseil un ou des représentants de L'Etat, sur son site, aucun élément sur sa gouvernance (exception faite des dirigeants), sa fréquentation, ses comptes. La fondation Louis Vuitton est présentée comme un acte décisif de mécénat pour l'art et la culture, ancrée durablement sur un territoire (elle occupe un terrain du domaine public pour 55 ans à la suite d'une convention avec la Ville de Paris). Quant aux missions, la fondation Louis Vuitton a certes une collection, affiche une mission pédagogique auprès des jeunes publics, mais brille beaucoup par sa programmation événementielle.
Elle se donne surtout comme but «d'étonner les visiteurs en offrant une activité protéiforme qui informe, expose et valorise les œuvres des XXe et XXIe siècles dans un lieu d'exception». Pour étonner le public, la fondation Louis Vuitton propose des blockbusters : à l'automne 2016 Icônes de l'art moderne. La collection Chtchoukine, auquel succède cet automne Etre moderne : le MoMA à Paris, comment sont-ils financés? A quels publics s'adressent-ils ? Certes au public des amateurs d'art, au tourisme culturel international, à ceux pour qui «la modernité» (notion jamais véritablement définie) est une valeur ? Qui exclut-elle ? La politique tarifaire de la fondation n'est pas généreuse, contrairement au MoMA, aucune journée gratuite. Mais c'est aussi sur le plan symbolique que la question se pose : quand une fondation privée accueille un événement de cette taille -la collection d'un musée comme le MoMA-, c'est l'institution muséale qu'elle s'approprie, son image et son histoire : opération de communication que seul un grand groupe peut s'offrir, l'exposition de la collection du MoMA légitime la fondation Louis Vuitton en lui reconnaissant implicitement un statut égal à celui des institutions muséales, en outre, cette opération lui donne un quasi-monopole du discours sur le MoMA et la modernité qui pourrait les mettre en cause (à part l'historien d'art Serge Guilbault dans son ouvrage Comment New York vola l'idée d'art moderne à Paris)? Or, le récit que fait la fondation Louis Vuitton écorne sérieusement l'histoire du MoMA.
Une autre histoire de l'art est possible
Quand on parcourt les premières salles de l'exposition, on est enthousiasmé par l'abondance de chefs-d'œuvre : qu'il s'agisse des Cézanne, Matisse, Picabia, de Malevich, Pollock, pour ne citer que quelques-uns des plus grands noms, on a peut-être déjà vu lesdites œuvres à New York, mais on ne se lasse pas de les revoir ! Le plaisir de l'exposition, c'est aussi de dépasser les beaux-arts (peinture, sculpture notamment) au profit de tout ce qui est arts visuels : c'est là la grande originalité du MoMA au moment où il est fondé (1929). La présence étonnante des objets montrés dans l'exposition Machine Art (1934) , la célèbre scène du film Octobre d'Eisenstein, les affiches de la révolution russe confortent le plaisir du visiteur en condensant, ce que le MoMA met sous le terme pluridisciplinarité, la fin de la distinction entre arts nobles et arts mineurs. Le film, la photographie, le design, la typographie, etc., acquièrent une légitimité muséale : c'est une conception de la culture ouverte, dépassant les cloisonnements académiques qui se met en place. Le MoMA servira de modèle aux institutions européennes d'après-guerre et en particulier au Centre Pompidou : on se prend à rêver à toutes les questions que l'exposition de la collection du MoMA à Beaubourg auraient posées, notamment en matière de politique d'acquisitions et de muséographie.
Cette comparaison aurait permis de mettre en lumière le rôle de son premier directeur, Alfred Barr Jr: si celles qu'on présente comme les mères fondatrices du MoMA (MM. Bliss, Rockefeller, Sullivan) ont été des mécènes évergètes qui ont permis l'ouverture de cet établissement considéré en 1929 comme une institution éducative, en revanche, l'esprit du MoMA est porté par A. Barr Jr, la rupture décisive que l'institution introduit dans l'histoire des musées en s'ouvrant à la pluridisciplinarité, l'attention qu'il porte à la continuité de la culture, A. Barr Jr la doit non seulement au cours d'un de ses professeurs d'histoire médiévale, mais aussi à son voyage en Europe, aux mois passés d'abord au Bauhaus puis en Union soviétique. De ce contact direct avec les avant-gardes, il fait passer au MoMA des manières de penser la culture et des œuvres : au Bauhaus, il rencontre Klee et Kandinsky, comme l'exposition Partners in Design (Montréal, 2015) l'a récemment rappelé, il partage avec son ami Philipp Johnson l'intérêt pour le design qu'il fait passer aux Etats-Unis grâce à deux grandes expositions pionnières Modern Architecture: International Exhibition (1932) et Machine Art (1934). Durant son séjour en Union soviétique, il jouit d'une liberté de mouvement qui lui permet, notamment de rencontrer Eisenstein, Malevich est pour lui l'artiste le plus important, depuis 1936, le fameux Carré blanc sur fond blanc est conservé au MoMA.
Dans un de ses fameux schémas, il montre ce que l'art moderne doit au suprématisme et constructivisme russes. Pourtant cet épisode de sa vie, dont on sait à quel point il a été enthousiasmant, formateur, dont on peut dire rétrospectivement qu'il a été décisif dans la conception de la collection du MoMA, est à peine mentionné.
Le paradoxe de l'exposition est de contextualiser soigneusement l'évolution de l'institution mais non l'acquisition des œuvres. Or, ses séjours en Europe ont amené Barr à s'engager, le séjour en URSS, c'est la conscience qu'un moment historique est en train de s'y dérouler, le séjour en Europe en 1933 l'amène à essayer d'éveiller les consciences par rapport au danger nazi, mais ses articles sont refusés, il accueillera néanmoins l'historien d'art Panofsky, obligé de fuir. Engagé aussi dans le combat pour la reconnaissance de l'art moderne, il se heurte aux «trustees» sur la question de la nécessité d'une collection permanente. Il finit par les rallier à sa cause. Sans Alfred Barr Jr, le MoMA aurait peut-être été une réplique du Musée du Luxembourg à Paris, un lieu qui abrite les artistes vivants. Le MoMA initie une autre culture, une culture contemporaine pluridisciplinaire et qui s'ouvre à plusieurs horizons, l'art africain est présent dès 1935 avec l'exposition African Negro Art (voie dans laquelle l'avait précédée la fondation Barnes).
Si le MoMA est devenu «un acteur assumé de l'art américain devenu, par là même, une institution majeure de la scène artistique mondiale», selon les termes de Bernard Arnault, ce n'est pas parce qu'il est «l'histoire de passions privées, celles de mécènes-collectionneurs engagés à œuvrer pour le bien public, à s'unir pour doter New York d'un musée d'art moderne digne d'une Amérique qui, au XXe siècle, accède à la première marche des puissances mondiales», c'est d'abord parce qu'il a initié une réflexion sur la culture contemporaine et s'est engagé en faveur des avant-gardes. Loin de pouvoir servir un récit de l'initiative privée, le patrimoine immatériel du MoMA que constitue son engagement pluridisciplinaire et pluriculturel est devenu un bien commun.


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