Jamais, dans l'histoire du pays, autant d'argent n'a été détourné des banques publiques en un temps aussi court. Les scandales en cascade ont éclaboussé toutes les institutions financières. Une idée de l'ampleur de ces détournements a été donnée par l'ancien ministre des Finances, Abdelatif Benachenhou, qui avait déclaré il y a quelques années : « Telles qu'elles fonctionnent, les banques publiques sont devenues une menace pour la sécurité de l'Etat. » Depuis, les scandales se suivent et n'arrivent plus à connaître leur épilogue. Selon les services de police, la somme subtilisée des banques, durant l'année 2005 seulement, a dépassé les 160 milliards de dinars et celle transférée illicitement vers l'étranger est de 4 millions d'euros, soit 71 milliards de dinars. À eux seuls, les détournements dont ont été victimes la BADR, la BNA, la BDL et la BEA ont causé au Trésor public un préjudice de plus de 164 milliards de dinars. La BNA vient en première position avec l'affaire des traites creuses et croisées d'un montant de 21 milliards de dinars escomptées au profit du patron de la société National Plus, entre 2002 et 2004, par les agences de Bouzaréah, Koléa, Cherchell, puis Zighoud Youcef. La BEA vient se classer au deuxième rang avec l'affaire BCIA, qui a éclaté en 2003 et qui a causé un préjudice de 13 milliards de dinars. Là aussi, il s'agit de traites avalisées et garanties par la BEA au profit de clients de la BCIA pour des marchandises jamais réceptionnées. La BADR occupe quant à elle la troisième position avec le scandale des traites creuses et croisées au bénéfice du groupe Digimex, dont le montant du préjudice a atteint 12 milliards de dinars. La BDL vient juste après, puisqu'elle a été éclaboussée par le détournement de son agence d'El Mouradia, d'une somme de 1,7 million de dinars. Ce ne sont là que quelques exemples parmi des dizaines d'autres qui illustrent parfaitement la gravité de la situation. Du fait de l'incapacité, la négligence ou la complicité des services de contrôle interne aux banques qui n'arrivent pas, dans la majorité des cas, à déceler toute anomalie ou opération douteuse. Les sanctions pénales prévues par l'ordonnance sur la monnaie et le crédit, promulguée en 2003, n'ont malheureusement pas pour autant freiné l'hécatombe. A chaque fois, ce sont les services de sécurité qui dévoilent le pot aux roses, mais les montants détournés atteignent l'inimaginable. Ainsi, les statistiques des affaires traitées par les services de police et de gendarmerie durant 2005 sont révélatrices, d'autant qu'elles ne représentent que la partie visible de l'iceberg. En 2005, la Gendarmerie nationale a élucidé 1038 affaires liées à la criminalité économique et financière. Durant le premier semestre 2006, le nombre de ces affaires a atteint 689. Pour ce qui est du secteur bancaire, les services de la gendarmerie ont ouvert plusieurs enquêtes à Ouargla, Sétif, Jijel, Tipaza et Alger, pour des détournements estimés à plus de 71 millions de dinars (71.167.278,78 DA). La plus importante somme détournée, évaluée à 23.732.045,16 DA, a été constatée à la BDL de Tipaza. Les autres sommes subtilisées ont été enregistrées à la BADR de Ouargla, (plus de 16 millions de dinars), à la CNEP de Tipaza (18,149 millions de dinars), à la Bna de Sétif (10 millions de dinars), à la Bea de Sétif (10 millions de dinars) et à la BADR d'Alger (1 million de dinars). Pour leur part, les services de police ont indiqué avoir traité 156 affaires économiques en 2005, qui ont causé un préjudice de 16.738.467.316,20 DA et 1.582.500 euros, alors que durant les cinq premiers mois de l'année en cours, la somme détournée a dépassé les 9 milliards de dinars (9.585.836.251,09 DA). Ces affaires n'ont pas été les seules à avoir été traitées par les services de police. Ces derniers ont été saisis pour enquêter sur des trous financiers enregistrés au Trésor public, évalués à plus de 34 milliards de dinars et de 3.278.920,70 euros et 9 millions de dollars. Ces affaires concernent surtout les dilapidations et les infractions à la loi sur le contrôle des changes et le mouvement de capitaux. Les mêmes services ont indiqué qu'en 2005 ils ont constaté 277 affaires liées à la criminalité financière. En matière d'abus de biens sociaux à des fins personnelles, ils ont enregistré un préjudice de 2.434.538.683,55 DA, dont les auteurs sont des responsables d'entreprise ou de collectivités locales. La police judiciaire a estimé à 1.696.420,70 euros et 9 millions de dollars les sommes transférées vers l'étranger par des particuliers grâce à la complicité de certains banquiers, alors que la dilapidation des deniers publics a causé un préjudice de 13 milliards de dinars (13.778.833.121,80 DA). Ces chiffres laissent perplexe et montrent une fois de plus avec quelle facilité l'argent de la collectivité est détourné au point où même les recettes communales les plus éloignées n'ont pas échappé à cette hémorragie. Durant les cinq premiers mois de l'année en cours, les services de police ont découvert un trou financier de l'ordre de 547.620.113,90 DA, dont les auteurs se comptent parmi les hauts cadres des collectivités locales et les maires. La réaction de l'Etat n'a pas été à la hauteur L'actuel ministre des Finances ne pouvant plus justifier l'injustifiable a tout simplement expliqué que ces dilapidations sont le fait de malfaiteurs au sein même des banques et à l'extérieur de celles-ci, en précisant toutefois que les auteurs, au fait du système de contrôle interne, ont bien maquillé leurs actes pour agir en toute quiétude durant des années. Sinon, comment expliquer que 692 traites creuses ont été escomptées en un mois par la BADR au profit du patron du groupe Digimex, sans que l'attention des responsables soit attirée ? Mais ces « malfaiteurs » ont érigé des empires financiers devenus tellement puissants qu'ils ont fini par discréditer l'Etat algérien et ses institutions financières. L'été dernier, lorsque la BNA a entamé une grande opération de récupération des crédits octroyés à des opérateurs, un des responsables chargés de cette tâche avait été enlevé, un jeudi en pleine journée, au centre d'El Biar (Alger), par des individus armés, qui l'ont embarqué à bord d'une voiture banalisée, avant de prendre la route. Durant cette balade forcée, le responsable avait été menacé de mort par ses ravisseurs qui l'ont sommé de ne plus harceler les clients de la banque. C'est pour dire à quel point la situation est aujourd'hui gravissime et appelle à des mesures urgentes pour revoir totalement le fonctionnement des institutions financières, afin que la gestion de celles-ci soit plus transparente et n'obéisse qu'aux règles du marché, pas aux injonctions des politiques ou des militaires. Contre toute attente, le gouvernement a élaboré une loi relative à la prévention et la lutte contre la corruption qui non seulement adoucit les peines encourues en matière de détournement et de dilapidation, mais aussi dépénalise ces faits devenus désormais des délits. Ce qui, pour de nombreux professionnels du droit, va encourager les « malfaiteurs » à puiser encore dans les deniers publics, tant que le système de contrôle interne des banques reste aussi obsolète pour ne pas dire complaisant. Me Chaoui, du barreau d'Alger, a noté qu'il est quasiment impossible que les détournements au niveau des banques se fassent sans qu'ils soient décelés au niveau central ou de la Banque d'Algérie. « Nous avons remarqué que les garanties avancées pour bénéficier d'un crédit sont les mêmes avancées pour l'obtention de plusieurs autres montants. De plus, si vous êtes en face d'un agent indélicat, ce dernier n'enregistre pas l'opération de traite ou de chèque jusqu'à ce que son copain crédite son compte. Il lui permet de travailler avec l'argent de la banque pendant des années. Dans une situation normale, une seule transaction impayée et c'est le feu rouge qui clignote. Ce qui est certain, c'est qu'aucune opération douteuse n'est possible sans la complicité du banquier. Comme il est impossible que la banque centrale ne puisse pas détecter le jeu de croisement des traites creuses », a déclaré l'avocat. Un spécialiste du droit des affaires, avocat d'une grande institution financière, a relevé que les auteurs des détournements agissent de la même manière et utilisent aussi le même procédé de défense. « Nous avons une société qui emploie des centaines de travailleurs, je paye mes impôts, j'ai les moyens de rembourser pour peu que la banque m'accompagne. Que représente la garantie devant l'état réel de la santé financière de la société ? Souvent ces garanties sont surévaluées et peuvent être réclamées par d'autres créanciers, ce qui réduit la chance de la banque de récupérer ses biens. » Face à cette gravissime situation, l'Etat a élaboré, dans la précipitation, la loi 01-06 relative à la prévention et la lutte contre la corruption. Une loi qui n'a pas bénéficié d'un débat à la hauteur de son importance au niveau de l'assemblée nationale. Les députés se sont beaucoup plus focalisés sur l'article relatif à la levée, par le juge, de l'immunité parlementaire, au détriment de ce qui est jugé par les spécialistes comme étant l'essentiel, notamment les sanctions encourues par les coupables de détournement, mais aussi la classification des niveaux des peines, selon la valeur des montants détournés, ou encore la prescription pour tous les délits économiques, y compris ceux commis par les agents publics, limitée à 10 ans. « Les dispositions du code pénal étaient beaucoup plus cohérentes que celles de la loi 01-06. Celle-ci offre d'abord aux présumés auteurs deux niveaux de recours, parce qu'elle a correctionnalisé les délits économiques. Les peines encourues sont très faibles et ne sont pas accompagnées de peines dites complémentaires. En plus, la détention préventive ne peux excéder les 8 mois », a déclaré Me Chaoui. Selon lui, l'Etat en voulant se dégager de la sphère économique s'est empressé de promulguer une loi qui comporte des grandes failles qu'il faudra combler le plus rapidement. « Plus les lois sont douces, plus il y aura des indélicats qui voleront les biens de la collectivité. Un tel texte ne décourage personne. Bien au contraire, il pose un autre problème : la dépénalisation de l'acte de gestion catastrophique », a noté l'avocat, ajoutant : « Tant que les instruments de contrôle ne fonctionnent pas, la loi 01-06 n'a pas de sens. Vous entendrez souvent des banquiers qui qualifieront les auteurs de détournement de clients exceptionnels, d'opérateurs exemplaires, etc. » Abondant dans le même sens, plusieurs magistrats ayant eu à instruire ou à juger les affaires de détournement de deniers publics, avec lesquels nous nous sommes entretenus, ont qualifié les peines prévues par la loi 01-06 de très en deçà de la politique de lutte contre la corruption engagée par le gouvernement. « Il est vrai que ce texte s'inspire de la convention internationale de lutte contre la corruption, mais celle-ci a laissé aux Etats la liberté de définir les peines encourues. Même si les faits ont été correctionnalisés, les sanctions auraient pu être plus lourdes, c'est-à-dire aller jusqu'à 20 ans de prison, lorsque les montants atteignent des seuils importants. Il est anormal que cette loi n'ait pas prévu des sanctions selon l'importance des montants détournés. Nous sommes mis devant des situations inconfortables. Il est vrai que celui qui vole un téléphone portable risque 5 ans de prison et celui qui détourne des centaines de milliards de dinars peut, dans certains cas, s'en sortir avec la même peine. Les anciennes dispositions du code pénal étaient plus cohérentes », a déclaré un magistrat de la cour d'Alger. Un avis que partagent de nombreux juges, lesquels ont espéré une autre lecture « pour une meilleure répression de la corruption et son corollaire les délits économiques ».