Par le Pr Rachid Mimouni Sociologue, université Alger 2 L'Algérie a perdu, le 11 octobre dernier, une illustre personnalité ayant marqué la sphère intellectuelle et culturelle musulmane. S'il est un personnage qu'on pourrait qualifier de consensuel dans le champ religieux (et culturel) si âprement contesté en Algérie durant les décennies 1970 et 1980, c'est bien le professeur Si Abdelouahab Hammouda. Bien que peu connu dans les cercles médiatiques, vu sa discrétion, il mérite ce qualificatif pour ses qualités humaines remarquables, son savoir, la chaleur des relations humaines et ses actions dans la conduite des affaires religieuses en Algérie. Il est pour notre génération d'intellectuels un modèle d'exemplarité par son éducation raffinée et équilibrée, sa simplicité, son dévouement et engagement désintéressé et abnégation dans le travail. Cet hommage à Si Abdelouahab Hammouda est un témoignage sur l'homme et une réflexion sur une époque révolue, synonyme d'une pensée islamique éclairée, ouverte au dialogue, respectueuse d'autrui. La crise politique des années 1990, la radicalisation des positions, la montée des intolérances, de l'anathème et de la violence ont réduit au silence ces voix sages et tout débat. En plus de qualités intrinsèques indéniables, trois facteurs ont façonné sa personnalité : l'éducation morale et religieuse imprégnée des enseignements de la zaouia familiale nationaliste Sidi Mohand Oukarri à Bani Yaala (Guenzet, W. Sétif) en Petite Kabylie ; les études bilingues au lyçée Mokrani et à l'université à Alger qui lui permirent d'acquérir une pensée rationnelle et l'esprit d'ouverture ; enfin l'influence majeure du penseur algérien Malek Bennabi, dont il fut un proche disciple parachèvera ses traits de personnalité et orientera sa vocation. Doté d'une grande taille et d'un physique agréable qui lui donnaient une élégance raffinée, il était de par ses qualités humaines aimé et apprécié. Accueillant, très courtois, affable, discret, d'une grande sensibilité, il se dégageait de sa personne une aura. Avec une conception élevée des relations humaines, il avait le sens de l'écoute, était un homme de cœur et d'action, adepte du dialogue, de la médiation et de l'arbitrage. Educateur hors pair, il ménageait les sensibilités, aplanissait les difficultés. Strict sur les principes, très exigeant envers lui-même, mais indulgent envers autrui ; s'il réprouvait une action, il ne dénonçait pas le fautif en public mais imitait le Prophète qui corrigeait les comportements par allusion : «Que dire d'une personne qui commet ceci, cela aurait été préférable qu'il agisse ainsi…» Toujours souriant, il ne prenait une décision qu'après l'avoir mûrement réfléchie. Brillant orateur trilingue, il était aussi bien à l'aise dans la discussion avec les adeptes des zaouias, qu'avec les oulémas algériens et étrangers, les hommes de religion non musulmans et les intellectuels. Sa ligne de conduite était marquée par la fierté d'appartenance à l'islam mais également par le rejet des extrémismes représentant un danger pour l'unité et l'avenir du pays (vision prémonitoire). Il symbolisait la synthèse des dimensions de l'identité algérienne : l'islam, l'amazighité et l'arabe, avantage considérable pour accomplir sa mission. Le professeur Hammouda, après un passage à la faculté des sciences humaines de l'université d'Alger comme enseignant puis doyen, intégra le ministère des Affaires religieuses et dirigea le département de la Culture islamique qui supervisait l'organisation des «séminaires sur la connaissance de la pensée islamique» dont il fut le maître d'œuvre de par ses qualités intellectuelles, son sens de l'organisation et son efficacité. Initiée par Malek Bennabi sur la base du constat «que les peuples musulmans (et le peuple algérien) n'avaient pas perdu leur foi, mais que la religion avait perdu sa fonction sociale», à savoir son efficacité à promouvoir le développement social et économique et l'ouverture sur la rationalité scientifique, conditions indispensables pour réintégrer le cycle civilisationnel des nations modernes, l'objectif du séminaire de la pensée islamique était de réhabiliter l'islam rationnel (et réduire les tares de l'homme post-almohadien «décivilisé») et d'en faire un des fondements du développement national. Ces séminaires de dimension nationale et internationale regroupaient chaque année les plus grands penseurs du monde islamique, sans distinction de rites et d'origines : arabes, africains, asiatiques, européens ainsi que des non-musulmans et des orientalistes… Cette diversité d'opinions stimulait la réflexion. Ces rencontres eurent lieu dans toutes les régions et villes d'Algérie permettant la promotion des valeurs religieuses et culturelles locales en y consacrant un thème en relation avec la région agrémentée d'une visite sur des lieux historiques. Homme de mission, Si Abdelouahab par sa sincérité, dévouement à la tâche et son magnétisme, galvanisait tous ceux qui collaboraient avec lui. Ses qualités organisationnelles, le choix judicieux de ses collaborateurs et des personnalités scientifiques transformaient le ministère durant les séminaires en une ruche. Il est pertinent d'évoquer les conditions de préparation des séminaires de la pensée islamique après les événements du 5 octobre 1988 et l'ouverture démocratique (champ politique, médias, associations et société civile). Différents mouvements antagonistes s'opposaient sur le rôle de l'islam dans la société. Si Abdelouahab Hammouda (ainsi que le regretté ministre Boualem Baki) optant pour un islam serein, ouvert et rationnel, pressentait tous les dangers d'une manipulation de la religion et insistait sur la nécessité de clarifier le message de l'islam et de suivre la voie du dialogue au sein du comité scientifique de préparation de ces séminaires (dont j'ai eu honneur d'être membre les trois dernières années) et qui était composé de personnalités remarquables connues pour leur nationalisme et leur pensée rationnelle, comme les professeurs Ahmed Aroua, Saïd Chibane, Ammar Talbi, Mahfoudh Smati, Larbi Demaghelatrous, Mohammed Benredouane, Abderrazak Guessoum, Abdelkader Fodhil. Certains représentants des partis politiques algériens y étaient conviés afin d'exposer leur conception (Séminaire de Tébessa,1989). Malheureusement, la crispation et la bipolarisation du champ politique et social aboutirent au scepticisme et au rejet : certaines tendances récusaient toute action entreprise par l'Etat et d'autres reprochaient aux séminaires d‘être une des causes de l'intégrisme. Il est utile de rappeler qu'une des «victimes» les plus marquantes de la montée des extrémismes des décennies 1980-90 fut le courant de l'islam modéré (frappé d'ostracisme et soumis au blocus) et que maintenant, paradoxalement, on l'appelle de tous les vœux. Certains rappellent que la tolérance dans les civilisations a connu son apogée en Andalousie musulmane et demeure une référence universelle ; d'autres évoquent avec nostalgie «l'islam de nos ancêtres» (que certains décriaient avant comme réactionnaire). Cependant, comme modèle d'application viable, il ne doit pas être désincarné ou anachronique mais s'enraciner concrètement dans nos réalités culturelles et sociales d'aujourd'hui. Plusieurs variantes de cette synthèse existent et Si Abdelouahab, par ce qu'il symbolise, en est une option majeure. Par la même occasion, il ne serait que justice de rendre hommage à ces professeurs et intellectuels, qui avec courage (en pleine crise) initiaient à l'islam et prônaient dans les radios et journaux (francophones) la voie médiane, comme Cheikh Bouamrane, Tahar Gaïd, Zahir Ihaddaden, Ahmed Aroua, Mahfoudh Smati, Cheikh Lamrani, Abdelouahab Hammouda, Messaâd Ziane, Mustapha Cherif, Rachid Akkache, Smaïl Boudechiche, Maâmar Atatfa, Messaoud Boujenoun, Mouloud Aoudjehan, et l'auteur de ces lignes… En charge de la culture islamique, le professeur Hammouda transforma les Centres culturels islamiques en foyers de rayonnement intellectuel en y invitant des personnalités, comme Maurice Bucaille, Wilfried Mourad Hoffman (ex-ambassadeur d'Allemagne, RFA, converti à l'islam) et d'autres encore. Concernant le volet médiatique, il choisissait soigneusement les personnes qui présentaient les causeries religieuses et les orientait. Il serait utile aujourd'hui d'ouvrir un débat serein sur les séminaires de la pensée islamique et évaluer lucidement et loin des passions leur réel impact. Nous pouvons avancer quelques éléments d'analyse et facteurs ayant contribué à leur succès et leur pérennité (de 1969 à 1991). On peut citer ainsi : le prestige acquis par l'Algérie et sa révolution, renforcé par sa politique étrangère et sa stabilité ; la parfaite organisation du séminaire par une administration compétente et dévouée, dont Hammouda fut le maître d'œuvre ; l'engouement des étudiants, intellectuels et cadres pour les communications de conférenciers venus du monde entier débattre de la pensée islamique. De même : la haute stature intellectuelle et l'intégrité des différents ministres des Affaires religieuses : Mouloud Kassim, Chibane abderrahmane, Boualem Baki, Saïd Chibane, Mohammed Benredouane… avec l'assentiment des hautes autorités de l'Etat et aussi et surtout le choix de thèmes importants et pertinents… Bien que sa mission officielle s'acheva avec l'interruption des séminaires de la pensée islamique en raison des extrémismes de tous bords, de l'irruption de la violence et de la réorientation des priorités du ministère des Affaires religieuses, Si Abdelwahab Hammouda, très affecté par la crise, se consacra cependant à d'autres activités éducatives et scientifiques, dont la supervision de la zaouia familiale et les causeries religieuses en français, arabe et tamazight, en particulier avec le Pr Saïd Chibane (dernier érudit encyclopédiste en Algérie). Pleinement engagé dans l'action publique, il en refusait par pudeur (vu son éducation mystique) les honneurs qu'il avait mérités au point de refuser le poste de ministre des Affaires religieuses qu'on lui avait proposé en 1989 avec insistance, appréhendant sans doute les contraintes de la charge dans une Algérie en crise bien qu'il était probablement un des seuls qui pouvait dialoguer avec les représentants de toutes les tendances religieuses (et politico-religieuses) vu le respect et la crédibilité dont il jouissait et son tempérament conciliateur et rassembleur. Si Abdelouahab, tu as par ton action exemplaire contribué à l'édification morale et intellectuelle de toute une génération qui adhère à tes idées de savoir, d'ouverture, de fraternité et de tolérance. Le regretté Jacque Berque avait mentionné que le Coran prônait une «édification propagatrice de modèles» positifs. Telle était ta démarche. Repose en paix.