Se souvenir de l'ami, c'est de l'amitié encore en vie, mais tel le bonheur qui n'est qu'un rêve de bonheur... ... Il n'empêche que dans son ouvrage intitulé Docteur Ahmed Aroua, mon ami (*), le docteur Messaoud Djennas nous confie une émouvante et authentique «affirmation d'une fidèle amitié». C'est chose extrêmement rare dans notre littérature, tous genres confondus. Et, ici, il ne s'agit évidemment pas seulement d'un bel élan de sentiment d'un confrère envers un confrère, - Messaoud Djennas, professeur agrégé en ophtalmologie en 1967, éminent chef du service d'ophtalmologie du CHU Issad Hassani de Beni Messous, à la retraite depuis 1991 et Ahmed Aroua, docteur en médecine, décédé «d'une longue et cruelle maladie, le 27 février 1992 à Alger». Ils ont été - l'un, né à El Aouana, commune côtière à 20 km de Jijel, le 15 octobre 1925; l'autre, né à M'doukal, près de Barika, le 11 mai 1926 - tous les deux militants nationalistes en des temps durs de la lutte de Libération nationale et, à l'indépendance, de grands praticiens de santé publique et de grands amis. Toute une histoire d'amitié Plus précisément, très admiratif de l'action scientifique, culturelle et cultuelle de son ami, et le citant ainsi comme exemple d'intellectuel algérien moderne, Messaoud Djennas a entrepris «de retracer la vie et l'oeuvre d'une personnalité aussi riche, lit-on dans l'Avant-propos, que celle de Aroua.» Aussi, l'auteur nous raconte-t-il - je dirais presque à mi-voix, n'était son ardeur naturelle, que ses amis lui connaissent et lui reconnaissent, à exprimer ses sentiments les plus profonds, c'est-à-dire les plus intimes - non pas seulement un souvenir, mais toute une histoire d'amitié élaborée dans les soubresauts d'un monde alors empêtré dans les crises multiples de systèmes politiques différents, opposés, belliqueux, conquérants et matérialistes. Que pouvait-on choisir entre le colonialisme spoliateur, le racisme invétéré, l'impérialisme arrogant, le fascisme, le nazisme, et le toutime?... N'allons pas plus loin. Revenons à l'évocation de «la mémoire du Docteur Aroua», son nom pourrait se traduire par «Il se désaltère» ou] «Il désaltère [quelqu'un]», - ce qui me paraît convenir à l'homme généreux qu'il fut. Le professeur Djennas, déjà fort de ses précédentes publications (Vivre, c'est croire; Algérie, Résistance et Epopée; La Saga des Rois numides), éprouvé lui-même par diverses expériences d'homme de conscience face aux vicissitudes de notre société qui ne cesse de se battre et de se débattre pour construire son avenir, lance à qui peut ou veut l'écouter cette réflexion partagée par tous les fiers et justes Algériens: «Mon profond souhait est de voir le présent ouvrage contribuer, si peu que ce soit, à travers l'évocation d'une vie exemplaire [...] à l'émergence d'un code moral dont notre jeunesse, quelque peu déboussolée par les incohérences et les turpitudes de notre système politique, ainsi que par les grands bouleversements qui affectent nos régions, a le plus grand besoin. Est-ce trop demander, alors que nous vivons une phase exceptionnelle de l'Histoire de l'Humanité à l'ère de l'Internet et du Facebook, où toute information se répand à la vitesse du son, avec des effets mobilisateurs aux conséquences souvent imprévisibles?» Voilà une alerte sérieuse sous nos yeux, récurrente et perçue par tous, mais qui ne semble pas inciter beaucoup à s'engager pour éveiller les consciences précisément indispensables à l'édification du bonheur de notre société. Et pourtant, l'Histoire de l'Algérie est assez riche d'exemples populaires à la fois pleins d'héroïsme et d'humanisme, et héroïsme et humanisme sont une seule et même chose dans la sainte idéologie algérienne... Messaoud Djennas nous présente Ahmed Aroua, son ami. De chapitre en chapitre - l'ouvrage en compte six, plus des «Annexes» et huit pages de photos illustratives en hors-texte) nous apprenons à connaître cet Algérien par ses oeuvres, ses positions d'homme de conviction dans ses domaines de prédilection (littérature, sciences médicales et islamiques), d'autres le redécouvriront homme de lettres, parfaitement bilingue (arabe et français). Il a été essayiste scientifique vertueux et islamologue réfléchi, ayant publié: L'Islam à la croisée des chemins (dont j'ai fait une note de lecture en son temps, en 1969, dans le quotidien national El Moudjahid); Islam et démocratie; Comme les fleurs de cactus; Hygiène et prévention médicale chez Ibnou Sina Avicenne; L'Islam et la science; Qu'est-ce que l'Islam? Poète engagé, le docteur Aroua a écrit, entre autres textes, «Le Chant des travailleurs» pendant sa détention dans le camp de Bossuet en 1957. Ce chant est devenu «L'hymne de l'UGTA à la demande du regretté Aïssat Idir», rappelle Djennas. Un islamologue reconnu Ensuite, il avise sereinement encore sur son choix d'évoquer le docteur Ahmed Aroua, son ami dont il n'hésite pas à faire souvent précéder le prénom par «Sî», un titre significatif de respect et de considération pour la personne à qui l'on parle ou de qui l'on parle. «J'aimerais, déclare-t-il, être très clair sur un point de doctrine: si l'amitié qui m'a uni au Dr Aroua pendant près d'un demi-siècle n'a pas connu le moindre nuage, tant nos personnalités ont été complémentaires et nos conceptions de la vie très proches, cette amitié n'empêcha pas que sur le plan du rôle de l'Islam dans la société - au-delà donc d'une pratique individuelle -, nos idées aient été quelque peu différentes. Je m'explique. Aroua est un islamologue reconnu. Il se distingue cependant de beaucoup d'autres islamologues, - arabo-musulmans, chrétiens ou libres penseurs - non seulement par une conformité rigoureuse de sa vie privée et sociale avec les valeurs morales de l'Islam, mais aussi par sa grande ouverture d'esprit, sa tolérance, son esprit rationnel et scientifique.[...] Bref, Aroua se situe dans la lignée des grands réformateurs de l'Islam, notamment cheikh Mohammed Abdou, Djamel Eddine el Afghani, Iqbal [...]. À mon humble avis, l'Islam à visage humain, vécu quotidiennement par Aroua jusqu'à son dernier souffle [...] peut apporter des éléments d'analyse et de probabilité quant à l'universalité d'un Islam rénové susceptible de répondre aux grands défis de l'Histoire, comme annoncé par Malek Bennabi dans les années 40 et prôné par Aroua un demi-siècle après...» Et nous voici sur les chemins qui forment le parcours du docteur Aroua: Enfance et adolescence, Etudiant à Montpellier (France), Le patriote et le médecin, L'homme de science et de lettres, L'islamologue, L'ami et l'homme, un destin inachevé?... Dans les «Annexes», on lira des extraits de «L'homme de lettres»: des poèmes de circonstance (Mohammed Belouizdad; Le Chant des travailleurs; Le chant de la jeunesse; Le chant des révoltés; Fleurs des champs; Panoramas, Au-delà des barrières, La valse de l'atome, Charnier,... On retiendra la profondeur expressive de ces vers: «Non? L'homme n'est pas un monstre / Le monstre? / C'est l'Homme.» Plusieurs textes (extraits des oeuvres d'Ahmed Aroua et de divers documents (conférences, articles de presse, contributions) nous remémorent «L'islamologue»: Qu'est-ce que l'Islam? Islam et démocratie; L'Islam à la croisée des chemins; L'Islam et la laïcité; L'Islam et l'Occident; Islamologie et Islamisme; Evocation: le Dr Ahmed Aroua, 10 ans après,... Une grande vérité émerge de toutes les réflexions du docteur Aroua et se confirme dans l'actualité, elle est dans ces quelques lignes extraites de l'introduction à son livre L'Islam à la croisée des chemins»: «Mais l'Islam se trouve en face d'une situation mondiale qui exige de lui un remaniement colossal dans son contenu et dans son expression. Il ne s'agit pas d'une mise en question, mais d'une remise en ordre, qui est le point de départ d'une nouvelle étape évolutive, d'une nouvelle affirmation de son existence et de sa mission.» Le professeur Messaoud Djennas s'est livré, en tout état de cause, en «homme fin instruit et intelligent» (plus puissant que ce dicton atinî fâham ou Allah lâ aqrâ') à un genre de littérature inédit chez nous. Son ouvrage Docteur Ahmed Aroua, mon ami est, plus qu'un éloge, plus qu'un hommage, une admirable reconnaissance des bienfaits d'une amitié tout en la maintenant encore en vie, et il l'enseigne comme un repère à la jeunesse algérienne avide d'une instruction et d'une formation, de progrès et de justice, de bonheur et de fraternité pour tous. J'ai en tête, mais hélas, sans références sûres, ces paroles d'un poète arabe dont le nom m'échappe maintenant: «Salâmoun alâ d-douniâ idhâ lam yakoun bihâ çadîqoun çâdiqou louadi mounfiâ, Que je dise salut (adieu) au monde où point ne se trouve un ami qui tienne ferme sa bien utile promesse!» En ce début du mois sacré de Ramadhâne (Qu'Allah nous comble de ses faveurs immenses), j'ai cette citation: «L'Islâm n'est pas le chemin que l'on parcourt avec ses pieds, mais avec son coeur.» (Ibn Al-Djaouzi [1116-1200]). Bon Ramadhâne à mes lecteurs musulmans. (*) Docteur Ahmed Aroua, mon ami du Dr Messaoud Djennas, Casbah Editions, Alger, 2013, 206 pages.