L'affaire, si on peut la qualifier ainsi, a commencé par un avis d'appel d'offres lancé récemment par la Conservation des forêts de la wilaya de Jijel. Une annonce qui ne passera pas inaperçue. Comme une traînée de poudre, la rumeur a fait le «buzz» sur les réseaux sociaux, pour se propager à travers le territoire national. Des projets de réalisation de forêts récréatives dans certaines communes de la wilaya de Jijel sont devenus des sujets de discussions et une source d'inquiétude. Ces projets d'investissements, aux desseins inavoués, et dont l'objectif est de rendre des zones forestières économiques rentables, ont fini par provoquer une farouche résistance dans la communauté des écologistes et des défenseurs de la nature. La polémique fera surtout rage au sujet de la forêt de Bouafroune, située dans la commune de Djimla. Une pétition vient même d'être lancée sur Facebook pour attirer l'attention des autorités et de l'opinion publique et récolter le maximum de soutiens contre ce projet. Mais pourquoi cette forêt, qui représente un lieu naturel par excellence pour les amoureux de la faune et de la flore ? Parmi ces derniers, les membres de l'association Aquacirta, qui s'intéressent depuis des années aux milieux naturels et aux populations des oiseaux en Algérie, sont formels : cette opération représentera à long terme une véritable menace pour l'environnement, la biodiversité et l'avifaune locale. «La belle forêt de chênes de Bouafroune représente l'abri d'une énorme biodiversité et compte de nombreuses espèces animales et végétales rares et endémiques, telles que le cyclamen africain, le calament des Babors et la sittelle kabyle, cette dernière est un oiseau endémique à l'Algérie, c'est-à-dire qu'on ne le retrouve nulle part ailleurs dans le monde, et qui se retrouve désormais confiné dans quatre zones : le mont Babor, le parc national de Taza, la forêt de Tamentout et la forêt de Bouafroune, ces deux dernières n'ayant encore aucun statut de conservation», explique Karim Haddad, membre de l'association Aquacirta. Pour ces activistes de la nature, le projet vient dans une perspective qui s'éloigne totalement de tout principe de durabilité, dans un pays où la protection du couvert forestier devrait être une priorité fondamentale. Des impacts sur le milieu «Pourquoi s'obstiner à vouloir créer des forêts récréatives, alors que les expériences vécues par le passé ont montré les impacts négatifs de l'affluence humaine massive dans les espaces naturels et la hausse de la circulation automobile et le taux de pollution. Ce qui aura de graves conséquences sur ces milieux déjà fragilisés par l'érosion et le piétinement de la végétation, la menace de l'habitat des animaux», explique-t-on à Aquacirta. «La forêt de Bouafroune connaît déjà une dégradation depuis l'indépendance, qui s'est accélérée pendant la décennie noire, où la coupe illicite du bois a réduit le couvert forestier sans qu'il y ait une régénération naturelle à cause du pâturage intensif. On note par exemple l'absence d'arbres de moins de 60 ans à cause de l'absence de cette régénération naturelle. Aussi, l'absence d'eau courante chez les riverains les a contraints à canaliser l'eau des sources qui se situent dans la forêt jusqu'aux habitations, ce qui a privé la forêt et les animaux de la source de toute vie qu'est l'eau», lit-on dans une lettre aux autorités adressée par Aquacirta.
La Sittelle kabyle menacée La sittelle kabyle, classée en danger d'extinction par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), est l'oiseau le plus menacé par ce projet de forêt récréative à Bouafroune, selon les membres de l'association Aquacirta. «Il y a un risque de voir sa disparition encore plus accélérée suite à la dégradation de son habitat et le dérangement par la fréquentation humaine, qui seront la conséquence de cette ouverture aux visiteurs, surtout que des projets similaires sont prévus au niveau de son autre site de présence qui est la forêt de Tamentout», prévient Mehdi Chetibi, président d'Aquacirta. La campagne menée par tous les activistes en écologie sur les réseaux sociaux pour la protection de la sittelle kabyle est devenue même une affaire nationale, en raison de la valeur symbolique que représente cette espèce unique propre à l'Algérie. Son histoire est vraiment originale. La sittelle kabyle, Sitta ledanti, pour les scientifiques, est un oiseau de taille moyenne de couleur gris bleuté, est également connue sous le nom de "Sittelle de Ledant". Son nom scientifique rend hommage à Jean-Paul Ledant, le naturaliste amateur belge, qui a découvert l'oiseau en octobre 1975, et dont la description a été réalisée par l'ornithologue français Jacques Vielliard. Pour l'histoire, que de nombreux responsables ignorent, la nouvelle de cette découverte avait créé l'événement mondial à l'époque parmi les spécialistes de l'ornithologie, au point de faire l'objet d'une couverture médiatique internationale. La découverte de l'espèce est d'abord relayée dans Le Monde du 27 juillet 1976, puis reprise dans la presse mondiale et dans des revues plus spécialisées, comme Science et Vie. Visiblement surpris par l'ampleur de cette découverte, les autorités algériennes de l'époque, qui ignoraient, paraît-il, l'existence même de cet oiseau, ont décidé d'organiser en 1979 un séminaire international sur l'ornithologie algérienne, et la même année la Poste algérienne a consacré un timbre à la Sittelle kabyle. Cette dernière sera finalement inscrite sur une liste de 32 espèces d'oiseaux protégées en Algérie, en vertu du décret no 83-509 du 20 août 1983 relatif aux espèces animales non domestiques protégées. Des habitants s'impliquent Le projet de la forêt récréative de Bouafroune n'est pas passé aussi sans provoquer la réaction des riverains. Dans une pétition, dont nous avons reçu une copie, des habitants de la commune de Djimla s'opposent à la réalisation de ce projet qu'ils qualifient de «menace pour l'environnement et pour la Sittelle kabyle, dont la forêt représente l'habitat naturel pour ses effectifs très réduits, et qui demeure un symbole pour toute l'Algérie et pas uniquement pour la commune de Djimla». Les riverains considèrent également que ce projet n'apportera aucune plus-value en matière de création de postes d'emploi, en plus des désagréments qu'il risquera de causer pour les habitations alentour. Pour l'association Aquacirta, plusieurs alternatives ont été proposées pour la sauvegarde de la forêt de Bouafroune. «Nos nombreuses visites à la forêt de Bouafroune et nos discussions avec les riverains nous ont suggéré une liste de propositions pour la protection de ce magnifique site naturel. Cela se fera par le contrôle du pâturage et la mise en défens de grandes parcelles avec des clôtures, la lutte contre les feux de forêt et la coupe illégale de bois. Nous avons également soulevé la question de l'extension de la forêt pour réacquérir la partie périphérique perdue ou très dégradée par un reboisement artificiel avec les mêmes essences qui existent», révèle Mehdi Chetibi, président d'Aquacirta. L'association insiste surtout pour régler le problème d'eau des sources canalisées par l'approvisionnement des riverains en eau courante et mettre en place un plan de gestion durable de la forêt à travers une bonne exploitation du bois mort. «Pour résumer, la forêt de Bouafroune, dans son état actuel, est très malade et ne supporte aucune tentative de rentabilisation par l'exploitation de bois ou l'ouverture aux visiteurs, faire cela lui serait fatal est irréversible», conclut Mehdi Chetibi. Le 13 mars, la ministre de l'Environnement, Fatima-Zohra Zerouati, en visite dans la wilaya de Constantine, a été destinataire d'une requête bien expliquée, appuyée par tous les arguments sur les risques de ces projets de forêts récréatives dans le milieu naturel. Une ultime tentative pour sauver la forêt de Bouafroune et la légendaire Sittelle kabyle, et éviter au Trésor public des dépenses inutiles.