Spécialiste des mouvements islamistes marocains, Mohamed Darif enseigne les sciences politiques à l'Université Hassan II de Mohammadia. Auteur de plusieurs livres, dont Les islamistes marocains et Le système politique marocain, l'universitaire revient dans cette interview sur les causes de la montée du salafisme jihadiste au Maroc. Propos recueillis à Casablanca De nombreux Marocains lient les derniers attentats suicide qui ont secoué Casablanca à la pauvreté. Quelle est votre analyse ? Le phénomène des kamikazes ne peut pas être expliqué par le seul facteur socio-économique. La misère est effectivement une amère réalité. Cette vulnérabilité sociale et économique fait que les jeunes déshérités deviennent une proie facile pour les cellules terroristes. Seulement, ce qui se passe actuellement au Maroc ne peut pas être dissocié du contexte international marqué par la transnationalisation du terrorisme. Les jeunes kamikazes, que ce soit du 10 ou du 14 avril, n'ont pas agi seuls, pour exprimer leur désespoir. Ils ont plutôt exécuté des ordres. Le lien entre les cellules terroristes marocaines et Al Qaïda est apparent dans le mode opératoire. Traqués par la police, ceux par exemple du Hay Al Farah (10 avril) pouvaient faire des centaines de victimes en actionnant leur charge au milieu d'une grande foule. Ils ne l'ont pas fait. Ils ont plutôt préféré s'éloigner de la population avant de se faire exploser. Ils n'ont fait qu'appliquer l'ordre donné par Ayman Al Zawahiri de ne pas cibler les civils, mais aussi de mourir plutôt que de se faire arrêter. De quelle manière Al Qaïda s'est implantée au Maroc ? S'agit-il d'un prolongement du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) ? Al Qaïda au Maghreb est plutôt la fusion de différents et innombrables mouvements clandestins salafistes de l'Afrique du Nord. Ces groupuscules, qui agissaient dans le cadre traditionnel limité par les frontières, ont maintenant un champ d'action plus large et un commandement unifié. Le même commandement dirige ainsi le GSPC algérien et les groupes islamistes combattants marocains. Contrairement à l'Algérie, au Maroc il y a plusieurs cellules terroristes clandestines et disparates, composées généralement de cinq personnes. Ces cellules ne se connaissent pas les unes les autres. Leurs éléments sont généralement choisis parmi les populations les plus pauvres avec un niveau d'instruction très bas et qui ne connaissent rien, sinon peu de choses sur l'Islam. Donc, ce sont des individus faciles à endoctriner. Le commandement de ces groupuscules n'est pas nécessairement installé sur le sol marocain. Avec les nouvelles technologies, cela peut se faire à travers Internet. Pourquoi Al Qaïda a-t-elle revendiqué les attentats d'Alger et pas ceux de Casablanca ? Cela, à mon avis, est dû au fait que les opérations d'Alger ont bien réussi. Les explosions de la capitale algérienne étaient d'une grande intensité et les dégâts humains et matériels étaient énormes. Par contre, les attentats suicide de Casablanca ont été ratés. Les kamikazes n'ont tué qu'eux-mêmes. Il serait donc peu flatteur pour l'organisation de Ben Laden, qui défie les grandes puissances occidentales, de revendiquer des attentats manqués. L'organisation travaille aujourd'hui avec des combattants franchisés. Et elle n'en revendique que leurs exploits. Qui finance ces cellules terroristes composées essentiellement de personnes issues des milieux pauvres ? Il semble qu'elles s'autofinanceraient. D'une part, Al Qaïda a appelé, au lendemain de l'invasion américaine de l'Afghanistan en 2001, ses adeptes dans le monde entier à ne plus compter sur son aide logistique et financière. D'autre part, les salafistes combattants sont prédisposés à toutes sortes de sacrifice. Et encore, ces groupuscules n'ont pas besoin de sommes importantes pour faire des opérations kamikazes à la ceinture explosive. Selon des estimations, une ceinture bourrée d'explosifs coûte entre 150 et 200 dirhams, soit 15 à 20 euros. Les salafistes, emprisonnés suite aux attentats du 16 mai 2003, sont soupçonnés d'avoir une main dans les derniers attentats kamikazes. Qu'en pensez-vous ? Les détenus salafistes n'ont pas une main dans ces attentats. La stratégie d'Al Qaîda consiste plutôt à utiliser des personnes qui sont peu connues ou carrément inconnues des services de sécurité. Les frères Maha, dont j'ai déjà parlé, n'avaient auparavant aucun lien avec le terrorisme ni avec l'activisme salafiste. Leurs noms ne figuraient pas sur le fichier des terroristes recherchés par la police. Ce sont donc deux nouvelles recrues. Il y en a eu certainement plusieurs autres. Le choix de nouvelles figures obéit à un souci de discrétion et d'efficacité. C'est aussi pour cela que les groupuscules terroristes ne se connaissent pas entre eux au Maroc. Comme ça, même si la police décapite une cellule, les autres restent à l'abri. L'islamisme politique constitue-t-il une menace pour la stabilité au Maroc ? A mon avis, ceux qui ont tiré profit des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca sont plutôt les islamistes. Ils se sont renforcés grâce notamment à l'aide du palais royal qui les utilise pour contenir le radicalisme religieux et le salafisme combattant. En plus, la monarchie, qui se légitime à travers la religion, a besoin de véhiculer son discours religieux. Le meilleur moyen de le faire est de collaborer avec les islamistes. En acceptant d'entrer dans le jeu politique, le Parti de la justice et du développement (PJD), qui représente l'islamisme politique, a réussi à renforcer sa base, contrairement aux autres formations politiques qui perdent du terrain à cause de leur incapacité à présenter une nouvelle alternative. Mais, pour le moment, la monarchie ne voit pas la montée de l'islamisme politique comme une menace pour elle, car les principaux acteurs de ce courant respectent les consignes du palais royal. Les islamistes pourraient-ils prendre le pouvoir à l'avenir ? Si l'on tient compte de l'évolution de la société et des rapports de force, on en est encore loin. Il y a, d'un côté, la Constitution qui accorde tous les pouvoirs au roi et, de l'autre côté, les islamistes qui acceptent de composer avec le monarque tout en respectant les dispositions constitutionnelles. Autrement dit, la montée islamiste ne constitue pas encore une menace pour le régime. Les islamistes respectent de manière directe ou indirecte les lignes rouges. Même Adl Wa Ihsen, qu'on présente à l'opinion publique comme une association radicale, a des positions qui ne rompent pas avec le système en place. Cette association s'attaque à la politique du régime et non pas aux personnes.