Les islamistes ont-ils perdu du terrain après les derniers actes terroristes qui ont ébranlé le royaume alaouite ? La population les réprouve-t-elle ? Les culpabilise-t-elle ? L'islamologue Mohamed Darif répond par la négative : « Ceux qui ont tiré profit des attentats du 16 mai 2003 à Casablanca sont plutôt les islamistes. » Il se réfère, notamment, à un sondage réalisé en 2006 (soit trois ans après lesdits attentats terroristes) par l'Institut républicain américain (IRA), qui donne le Parti de la justice et du développement (PJD) comme première force politique au Maroc. Le même sondage crédite cette formation islamiste, unique et seule à participer au jeu politique, de la majorité au Parlement à l'issue des élections législatives de septembre 2007. Le chercheur estime que la montée des islamistes est favorisée par l'incapacité des autres partis politiques à présenter une alternative. Les leaders du PJD n'appréhendent absolument pas le scrutin de septembre. Si rien n'est encore gagné, rien n'est non plus perdu pour eux. « Ces attentats sont, certes, dérangeants mais n'auront aucune conséquence, ni positive ni négative, sur le parti. Parce que nous ne sommes pas spécialement concernés par de telles opérations meurtrières qui sont le résultat de plusieurs facteurs dont la mauvaise interprétation de l'Islam », souligne Al Mostafa Ramid, membre influent au PJD. « Les formations démocratiques sont plus enclines à subir qu'à afficher leur nature première : la force de proposition », relève un journaliste, pour lequel la population a totalement perdu confiance en les autres formations qui participent depuis de longues années à la gestion des affaires du pays. « La misère, les maux sociaux et la répression policière ont fait que le sentiment religieux a repris le dessus dans la société », remarquera une militante d'une association. Cela a considérablement profité au PJD qui ne cesse de faire des propositions et d'être à l'écoute des citoyens. Le « jeu modéré » Mais comment le PJD a-t-il réussi à maintenir sa « popularité » ? Comment une formation diabolisée à cause du « terrorisme » en 2003 passe-t-elle pour la favorite des élections législatives de septembre 2007 ? Décryptage. « Après les attentats de Casablanca en 2003, il avait fait taire ses barbus les plus véhéments pour présenter un visage lisse et poupin. Cette fois-ci aussi, il a vivement condamné les attentats kamikazes », indique un militant politique. Le PJD a, en effet, tout fait pour montrer sa bonne foi. La direction est allée jusqu'à écarter Al Mostafa Ramid, considéré comme le représentant de l'aile radicale du parti, de la présidence du groupe parlementaire. Cela est venu, en fait, en réponse à la demande du ministre de l'Intérieur. Aussi, le PJD a participé en force au sit-in contre le terrorisme organisé le 19 avril à Casablanca. Participation qui a été favorablement accueillie par la société civile, contrairement à son exclusion des marches ayant suivi les attentats du 16 mai 2003. Il s'est également démarqué de la « salafiya » issue directement du wahhabisme ou du modèle saoudien. Cela ne rassure cependant pas les partis des démocrates et de gauche qui ont exprimé vivement leur inquiétude face à la montée de l'islamisme au Maroc. Ils ont même appelé à la dissolution du PJD et de tous les mouvements d'obédience islamiste après les attentats de 2003. Mais le palais royal n'y a pas répondu favorablement. « Pour le moment, la monarchie ne voit pas la montée des islamistes comme une menace contre elle, car les principaux acteurs de ce courant respectent les consignes et ne dépassent pas les lignes rouges », explique M. Darif, pour lequel il est évident que le palais royal se sert des islamistes du PJD pour véhiculer son discours religieux par lequel il se légitime. « Les islamistes, précise-t il, se sont renforcés grâce à l'aide du palais royal qui les utilise pour contenir le radicalisme religieux et le salafisme combattant. » « Ils ont toujours accepté de jouer le jeu du palais. C'est d'ailleurs le défunt monarque Hassan II qui les a fait monter et dresser contre les communistes durant les années 1970. Dans les années 1990, les autorités marocaines également ont encouragé la pénétration et le financement des courants wahhabites afin de diviser l'opposition. Ce n'est qu'en 2003, après les attentats de Casablanca, qu'un holà a été mis, provoquant une tension très vive avec l'Arabie Saoudite », explique un spécialiste du dossier. « En acceptant d'entrer dans le jeu politique, le PJD, qui représente l'islamisme politique, a réussi à renforcer sa base, contrairement aux autres formations politiques qui perdent du terrain à cause de leur incapacité à présenter une nouvelle alternative », soulignera Mohamed Darif . La fin d'un compromis ? Ainsi, le PJD travaille le discours sur l'Islam dans une sphère autorisée par la monarchie et se revendique de « l'Islam royaliste ». Une étude réalisée en 2006 et publiée dans la Revue française des science politiques démontre comment le PJD a accepté, lors des législatives de 2002, de ne se présenter que dans 56 circonscriptions au lieu de 91. Acceptera-t-il encore une fois un tel compromis ? Pas question de se faire hara-kiri à nouveau. Pour le scrutin de 2007, le PJD a annoncé qu'il se présentera partout. Si les pronostics se confirment le jour du vote, la cartographie politique du pays changera. Et la majorité parlementaire pourrait faire valoir son droit de prendre les commandes du gouvernement. Le Maroc aura-t-il donc prochainement un Premier ministre islamiste ? Difficile de parier. Pour Al Mostafa Ramid, la question n'a pas encore été examinée par les instances du parti. « Il est encore tôt de parler de cela », tempère-t-il. Il exclut que son parti ait l'ambition d'instaurer une république islamique. « Nous défendons, précise-t-il, un royaume islamique et démocratique. Si j'étais en Algérie, j'aurais défendu une république islamique démocratique. » Cela confirme la thèse selon laquelle le parti, depuis sa création en 1996, n'a pas cessé de montrer « patte blanche » au pouvoir. L'équilibre ! Dans ses documents, il considère la « beyâa comme une tradition sine qua non de la sacralité du monarque ». Les leaders du PJD évitent même de faire référence au moindre parti islamiste arabe, surtout pas aux Frères musulmans. Le seul parti qu'ils mettent en avant est celui du Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, en l'occurrence l'AKP, considéré comme laïque et pro-occidental. Cela est, aux yeux des observateurs, un signal à l'endroit de l'Occident en général et des Etats-Unis d'Amérique en particulier pour qu'ils cessent les pressions sur eux. Pour assurer son équilibre, le PJD s'appuie sur son arrière-boutique, le Mouvement de l'unité et de la réforme (MUR). Entre le PJD et MUR, il y a une répartition du travail. Le premier joue le rôle de pont avec le makhzen et d'interface politique. Tandis que MUR s'emploie à faire circuler les idées à travers le travail associatif et la daâwa (prédication). « Ce tandem a permis l'établissement de deux lieux permettant toujours le repli dans un sens ou dans l'autre et offrant la possibilité de ratisser large lors des élections », explique-t-on dans la Revue française des sciences politiques. « Le nouveau prophète » Outre le PJD et sa matrice MUR, il y a d'autres tendances islamistes plus radicales au Maroc. Il s'agit, notamment, de l'association Al Adl Wal Ihsane(Justice et bienfaisance) de Abdeslam Cheikh Yassine qui est très populaire. Elle a à sa disposition près de 150 000 adhérents. Cette association, antimonarchiste, inquiète le palais royal, qui est allé jusqu'à l'interdire de se convertir en formation politique. Cheikh Yassine est le premier à s'attaquer à la sacralité du roi et à la légitimité de son pouvoir. Il avait adressé au roi Hassan II une lettre-sermon, en 1973, dans laquelle il a invité le monarque à faire « acte de rédemption » et à devenir « bon musulman ». Cheikh Yassine a même remis en cause l'article 19 de la Constitution qui définit le roi comme le Commandeur des croyants. Tout en n'investissant pas la notion radicale de « jahiliya » dans sa sociologie politique spontanée, l'association de cheikh Yassine prône toujours l'instauration d'un Etat califal unifié. Se considérant visionnaire, cheikh Yassine se voit même le « calife idéal » à la place du roi ; « le nouveau prophète », comme le désignent ses adeptes. Sa fille Nadia aussi s'est illustrée par ses critiques virulentes à l'endroit du palais royal. Critiques qui lui ont valu un procès qui devrait se tenir en octobre prochain. Commentant les derniers attentats kamikazes, Nadia Yassine n'a pas été tendre avec les gouvernants, considérant la violence terroriste qui s'intensifie au Maroc comme, entre autres, conséquence de l'absence d'une véritable politique de développement. Les impies Si l'association est numériquement la plus importante, Al Adl Wal Ihsane n'est pas le seul mouvement appartenant au courant radical. Une tendance un peu ouverte sur la gauche est incarnée par deux groupes, à savoir le Mouvement d'alternative civilisationnelle et le Mouvement pour la Oumma. Il y a aussi une autre branche qui est issue du wahhabisme saoudien. Cette branche a pu s'enraciner au Maroc grâce à l'aide matérielle et financière fournie par la monarchie saoudienne. « La construction d'écoles coraniques avec des fonds venus d'Arabie Saoudite, les pèlerinages à La Mecque alimentent sa propagation », fait remarquer Mohamed Darif. Cette branche du salafisme traditionnel est représentée par l'association de prédication pour le Coran et la Sunna, dirigée par un enseignant installé à Marrakech, Mohamed El Maghraoui. Elle est considérée comme proche du palais royal. D'ailleurs, cette association qualifie d' « impies » les membres de l'association Justice et bienfaisance et d'autres avec eux.