On ne peut pas dire en voyant tout ce qui se passe chaque jour à la Bibliothèque nationale d'Algérie sise à El Hamma que le travail de son directeur passe au second plan. Mais Amine Zaoui se trouve dans un monde où l'écriture est une sacrée tentation, comme un envoûtement. Sorti de sa table de travail où s'entassent des centaines d'ouvrages qu'il doit consulter, en prendre connaissance tout d'un coup, son instinct d'écrivain prend le dessus, il fait un saut dans l'écriture, la fiction. Mais on ne peut pas dire non plus que son roman Festin de Mensonges soit une pure fiction. La folle histoire qu'il raconte, et que le lecteur reçoit comme une tempête, un cataclysme littéraire, doit forcément être liée à son enfance, à son expérience personnelle. Ce voyage dans l'enfance, dans la détresse de l'innocence, est proprement fascinant. Et ce qui est incroyable, éblouissant même, c'est que c'est écrit ici en Algérie, publié ici, vendu ici et lu ici. Quel heureux changement que cette littérature qu'on aime, prenne sa place dans notre pays. Ce roman, en tenant compte de ce que nous dit l'auteur lui-même (les littératures les plus exquises, comme les poèmes, sont celles du mensonge), est une vraie épopée : c'est rempli de Dieu, de prophètes (Sidna Mohammed, Jésus, Abraham), de figures felliniennes, de tantes scabreuses de Madame Bovary, de Dolce Vita dans le dortoir d'un lycée de Tlemcen, de militaires putschistes, d'Egyptiens enseignants parasites et islamistes, d'oncles décadents, d'ecclésiastiques débauchés, de prostituées stylées, de pères vagabonds... Dans les années 1980, on sortait de la Cinémathèque d'Alger complètement sonnés, abasourdis, très radieux aussi après la projection d'un film de Glauber Rocha, L'Age de la Terre, une œuvre d'une ferveur sans égale. C'est un peu pareil, c'est le même effet que nous fait la lecture de Festin de Mensonges. Un effet indescriptible. Amine Zaoui écrit avec la même exubérance et la même passion que Glauber film. Glauber mais aussi Fellini au Bunüel. C'est dire que cette écriture ne manque pas de grandeur. C'est une transe blasphématoire et poétique qui traverse le récit de bout en bout. Et il faut avouer qu'on éprouve un énorme plaisir à lire ça. Amine Zaoui, qui a vécu une enfance avant le fast-food et le Coca-Cola, avait un héros sous les traits d'Ernesto Che Guévara. Il aime aussi Ben Bella parce que c'est un ami à Pelé. Le putsch de Boumediène reste pour lui une énigme (Abel qui tue Cain ?). Comme la guerre des Six Jours et l'illogique défaite de Nasser devant Golda Meir. Amine Zaoui n'aime pas la haine, les militaires, les médecins, les barbus. Il aime la Normandie, la ville de Caen où il a vécu, et Madame Bovary qu'il a lu en cachette. C'est surtout les femmes qu'il aime ! Toutes les femmes. On aurait tort de voir dans ce roman un simple recueil d'obsessions personnelles, de recherche solitaire, de plaisir sexuel. Mais cela existe. Tous les adolescents du monde sont passés par là. Amine Zaoui ne cache pas les mots pour le dire, mais il le dit d'une manière tellement fantaisiste (l'histoire de la main pure et la main impure) que le chapitre devient un pur régal. Il faut saluer ce roman subversif et définitivement mensonger peut-être. En tout cas aux antipodes de la phraséologie ambiante. Mais dans la ligne de nos grands auteurs : Kateb, Boudjedra, Mimouni...