L'orage de colère est passé. Ghardaïa retient son souffle, deux semaines après les affrontements ayant eu lieu mercredi 13 octobre entre la population et les forces de l'ordre. Les commerçants, près de 2800, ont rouvert leurs magasins depuis samedi dernier. Après les douloureux événements endurés, la ville pittoresque mozabite retrouve un calme précaire. La population, traumatisée, a du mal à s'en remettre. Mais la vie, interrompue le temps d'une protestation qui s'est soldée par une cinquantaine d'arrestations, essaie de reprendre petit à petit ses droits dans la capitale du M'zab, sous l'œil vigilant des CNS. Les principaux boulevards sont timidement animés en cette matinée de mardi. Peu de monde y circule. Sur l'artère jouxtant la wilaya, des jeunes avachis sont adossés aux murs. A. B. est terrorisé. Il n'a pas réalisé ce qui lui est arrivé un certain mercredi du mois en cours. Cette date reste une tache noire indélébile dans sa mémoire. « J'étais flegmatique, au milieu des manifestants rassemblés à la place de la Révolution. Je voulais juste me pointer en guise de solidarité avec nos commerçants. Subitement, un déluge de bombes lacrymogènes tombe sur nos têtes. Et c'est la panique générale. Alors, je me suis retiré de la foule pour emprunter une venelle, et voilà je me retrouve à la merci des policiers. Ceux-ci ne se contentent pas de m'insulter et de me bousculer, mais ils nous dénudent, moi et un autre jeune, de nos habits avant qu'ils nous relâchent nus », raconte-t-il, effrayé. Après les flétrissures qu'on lui a fait subir, A. B. n'ose même pas prononcer son nom de peur d'être entendu par un policier en civil. Guettant l'espoir sur le trottoir, il semble moralement complètement effondré. « Ils veulent nous briser, nous bâillonner et détruire notre civilisation ancestrale, héritée des temps les plus reculés », souffle-t-il, avant de se réfugier, une nouvelle fois, dans son silence, tout effarouché. Au centre-ville, tout semble être dans l'ordre établi. Rien ne peut indiquer qu'une vague de violence est passée par là, n'étaient les trottoirs désertés. « La ville n'était pas ainsi avant les événements. A cette heure-ci, 11h, les avenues sont débordées de monde. Les Mozabites sont des pacifistes et détestent la violence », nous fait remarquer un commerçant. Bab Salem Ouïssa, artère longeant la vallée du M'Zab, qui coupe la ville en deux, était le champ de bataille. C'est ici qu'il y a eu les plus graves affrontements. « Il y a eu quelques manifestants blessés. Fort heureusement, ce sont des égratignures superficielles. Rien de grave », annonce Brahim, un infirmier mozabite qui était parmi les marcheurs. Au bas du mur bordant la vallée, des projectiles, des pierres et des restes de pneus brûlés sont toujours là, annonciateurs des scènes de violence qui ont secoué la contrée. Des tubes de bombes lacrymogènes nous aveuglent par le reflet du soleil. Quelques écorchures et impacts sont encore visibles sur les façades des maisons plongeant sur la rue. De l'autre côté de la rivière, on peut lire un écriteau en caractères arabes badigeonnés sur le mur d'une association des scouts en construction : « Il faut que la grève des commerçants continue. Y en a marre de la hogra. Nous exigeons la libération immédiate des détenus et le départ du wali. » Un peu plus loin sur le pont Addaoua, il est écrit également en grosses lettres : « Où sont les promesses du wali ? » Retour sur les faits. Tout a commencé le 11 octobre lorsque des agents de la brigade mixte (services des prix et des impôts) sont venus contrôler les commerces. A peine trois magasins sont inspectés que les autres baissent rideau, l'un après l'autre. Vers 13h, aucun magasin n'est ouvert dans la ville. C'est le début d'une grève que viennent de décréter les commerçants. Réunis en urgence, ils décident de poursuivre le mouvement de protestation. Ils élaborent ainsi une plate-forme de revendications, dans laquelle ils soulèvent le problème du marché informel qui gagne du terrain dans la ville et qui crée une concurrence déloyale. Autre problème mis en exergue, c'est l'absence de facturation pour certains produits d'importation. « Je m'approvisionne d'Alger. Les vendeurs de gros ne me donnent jamais de factures. Quand je les leur demande, ils me rétorquent : “Ne t'inquiète pas, tu n'en auras pas besoin” Là-bas, à Alger ou dans d'autres lieux où atterrissent les marchandises importées, ce genre de commerçants exercent en toute liberté. Ici, chez-nous, en plein désert, l'Etat vient nous demander des facturations. Pourquoi il ne les exige pas d'abord aux importateurs de ces milliers de conteneurs qui achalandent le marché parallèle ? Est -ce cela la justice ? », fulmine Smaïl S., un grossiste. Cela n'est qu'une marge d'un tas de problèmes dans lesquels pataugent les Mozabites, dont le cri de détresse semble être étouffé par son éloignement du palais d'El Mouradia. Les commerçants se plaignent aussi du poids des charges, devenues insupportables. « Nous sommes logés à la même enseigne que les commerçants d'Alger. Les taxes qui nous sont imposées demeurent plus élevées que celles d'Alger, alors que le transport de la marchandise seulement nous revient dix fois plus cher que la capitale. C'est aberrant et excessif », conteste Djamel C., grossiste des articles de bureau. Au milieu du désert A l'intérieur de son magasin, il y a des produits locaux ainsi que ceux de l'importation. Ces derniers sont « moins chers et se vendent rapidement », reconnaît-il. Mais ils l'exposent à des procès et saisies des agents de contrôle. « Que faire ? Je ne suis pas le seul à les vendre. Au contraire, il n'y a que ça sur le marché. S'ils veulent vraiment réguler le marché, ils doivent commencer par là où ça fait mal, dans les ports et au niveau des frontières », tempête-t-il. Même son de cloche chez les autres commerçants. Ayant senti que la menace pèse sur leur gagne-pain, ils se révoltent. La goutte de trop. Mais la question des brigades mixtes n'est, à vrai dire, que la goutte qui a fait déborder le vase. Il y a eu un cumul de problèmes depuis les fameuses émeutes du 27 avril 2004 qui ont mis à feu la vallée. « Le commerce commence à être freiné chez nous en raison des contraintes multiples. Notre marge de bénéfice est très réduite, mais les impôts ne cessent de grimper. Nous devons défendre notre pain, sinon nous crèverons, sous l'œil indifférent de nos bureaucrates en chef », lâche-t-il encore, dubitatif. Ainsi, les marchands se demandent pourquoi on ne leur donne plus l'indemnité de zone. Abdelwahab R. a une papeterie à quelques pas du marché informel de Chouâbat Belhadj Daoud, où tout se vend et s'achète au vu et au su de tous. Hargneux, il vomira son aversion à notre rencontre : « Nos dirigeants sont irresponsables, non soucieux des souffrances de la population. Ils ont dû peut-être perdre leurs notions de géographie. Ghardaïa n'est ni Alger ni Oran. Elle est là, coincée au milieu du désert, où il n'y a aucune autre activité en dehors du commerce. Dans d'autres pays, des régions comme la nôtre sont classées zones spéciales et bénéficient d'un traitement et d'une politique qui tienne compte des spécificités de chacune. Chez nous, ils veulent qu'on paye tout et encore plus cher à chaque fois qu'on ouvre la bouche. » Vu les 33 points figurant sur la plate-forme de revendications, les commerçants du M'zab semblent fortement inspirés du mouvement revendicatif des agriculteurs de France, lesquels demandent depuis quelques jours la détaxation du carburant pour les professionnels du secteur, à la suite de l'augmentation des prix du pétrole. Abdelwahab évoque, en outre, certaines pratiques préférentielles et favoritistes de l'administration locale. « Les Mozabites sont depuis la création de la ville, de père en fils, dans le commerce, dont beaucoup font dans le gros. Mais lorsqu'il s'agit des gros marchés publics, les autorités locales les offrent à des gens loin de la région. C'est de la hogra », s'indigne-t-il. D'ailleurs, cette situation pousse aujourd'hui beaucoup de grossistes en difficulté à quitter la vallée à la conquête d'autres cieux plus cléments. « Nous gagnons peu, quand on ne perd pas », lance encore notre interlocuteur, plaintif. Devant ce blocus de problèmes inextricables, les commerçants s'insurgent surtout contre la hogra, devenue l'hymne des lobbies et des bureaucrates de la capitale du M'zab. Le wali n'est pas là. Onze octobre, le soir. Une délégation des commerçants grévistes se déplace à la wilaya dans l'espoir de rencontrer le wali, M. Boudiaf. Elle revient bredouille. Ainsi, les commerçants décident donc d'observer un sit-in le lendemain, 12 octobre, au centre-ville. Sit-in qui se déroule dans le calme. Les protestataires exigent la venue du wali, en personne, pour lui remettre en mains propres la plate-forme de revendications. Ce dernier ne viendra pas. Il envoie à sa place le P/APC, lequel, conspué par les manifestants complètement désemparés, revient bredouille. « J'ai reçu des coups qui m'ont laissé des ecchymoses sur le dos. Ils ne m'ont pas laissé le temps de parler », raconte le maire, Omar Fekhar. Le soir, il reçoit une délégation des commerçants venue lui expliquer que ce n'étaient pas eux qui l'avaient frappé, mais des intrus que personne ne connaît. Certains manifestants suspectent les services de sécurité. Provoqués et humiliés par l'indifférence du wali, les commerçants passent à une autre action. Mercredi 13 octobre. Un monde fou se regroupe sur la place de la Révolution, carrefour principal de la ville, répondant à l'appel à la marche des commerçants. Les CNS sont aussi au rendez-vous en renfort. Vu la situation, et par crainte d'un grave dérapage, les initiateurs ordonnent à la foule de s'asseoir à même le sol en psalmodiant des versets coraniques. Mais un geste suffit pour provoquer l'émeute. La manifestation qui s'est voulue pacifique se transformera en une fraction de seconde en affrontements entre les forces de l'ordre et les manifestants. Et voilà que la place devient une véritable arène de combat. Le bilan : des édifices publics réduits en cendres, quelques manifestants blessés, des motos brûlées, des voitures saccagées... La police s'en prend à tout le monde. Elle voit rouge et procède à des arrestations aléatoires, une sorte de razzia. Une pluie de bombes lacrymogènes tombe partout, même dans les patios et les balcons des maisons bordant la place. Brahim Reffis est l'une des victimes des arrestations des services de sécurité. Il est en prison, attendant son jugement pour un délit qu'il n'a jamais commis. « Il a été arrêté devant sa maison, aidant sa tante asphyxiée », témoigne un Mozabite présent sur les lieux. Ainsi, 50 personnes ont été arrêtées. 14 seront relâchées le même jour. Sur les 36 restant, 25 passeront devant la justice une semaine plus tard, soit le 19 octobre. La sentence prononcée fera état de onze condamnations à quatre mois fermes, sept à huit mois avec sursis et sept acquittements. Après le verdict, la colère monte d'un cran, surtout lorsque la population ne saura pas quand les onze détenus non encore jugés passeront devant la chambre criminelle. Les chefs d'inculpation retenus contre eux sont : incitation à l'insurrection, attroupement illicite, agression à arme blanche, saccage et détérioration des édifices publics et atteinte à l'ordre public. Mais à qui la faute ? A ceux qui ont initié cette marche ? Aux services de sécurité ayant exécuté les ordres de leurs chefs ? « Non, disent les Mozabites, c'est la faute au wali. » Il a refusé la médiation. Six mandats de dépôt sont sortis contre les membres de la ligue des droits de l'homme. Intervention des nobtales. Devant les graves dérapages et les nombreuses arrestations, les familles des notables de la ville, notamment les Boukrmouche et Kouzrit, s'immiscent pour rasséréner la population en ébullition. Mais l'absence du wali a envenimé la situation. L'après-midi du 13 octobre, une délégation, guidée par Mohamed Djermami, président du bureau de wilaya de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH) et porte-parole de la fédération du FFS de Ghardaïa, obtient un accord de principe du wali de relâcher les détenus à condition que les escarmouches cessent. Les émeutes s'arrêtent quelque temps plus tard. Et les détenus croupissent toujours en prison. « Le wali a fait marche arrière et s'est éclipsé tout le week-end du 14-15 octobre. Il a peur d'affronter la population », précise M. Djermami, qui vit en clandestinité depuis une semaine, suite à la sortie d'un mandat de dépôt contre lui. « Le wali veut me faire porter le chapeau des émeutes, alors que je n'y étais pour rien. Au contraire, je voulais apporter ma contribution pour dénouer la situation », explique-t-il. Les commerçants ne demandent aujourd'hui que la libération en urgence de tous les détenus. Les notables saisissent par le biais d'un écrit le président de la République afin qu'il intervienne. Le président de LADDH s'échine, en catimini, avec des avocats à réunir toutes les preuves prouvant l'innocence des personnes arrêtées. Mohamed Djermami interpelle les autorités centrales et leur demande de dépêcher sur place une délégation pour solutionner les problèmes vitaux et endémiques dont souffre le M'zab. Sans cela, la vallée du M'zab risque de renouer avec la violence à tout moment, car les problèmes sont loin d'être réglés.