Elles étaient jeunes et belles, d'un âge où une jeune fille dans une société très conservatrice comme l'était l'Algérie d'alors ne pouvait être habitée que par un seul rêve : celui de convoler en justes noces. Pour leur part, elles avaient choisi un autre destin, les noces de la Révolution et de la lutte pour l'indépendance du pays aux côtés de leurs compagnons d'armes hommes. Elles sont devenues rapidement la bête noire des troupes de Bigeard qui se sont lancées dans une vaste opération de chasse aux couffins. Tout Algérien, hommes et femmes, muni d'un couffin ou d'un sac était systématiquement fouillé aux différents postes de contrôle érigés dans toutes les rues et ruelles d'Alger, principalement autour des sites militaires et des administrations pouvant constituer une cible privilégiée pour des attentats à la bombe qui avaient ébranlé le pouvoir colonial durant la Bataille d'Alger. « Donnez-nous vos avions, nous vous donnerons nos couffins », cette phrase de Larbi Ben M'hidi est restée célèbre. Elle montre que la supériorité militaire ne pourra rien devant la détermination d'un peuple pour recouvrer son indépendance. Elles ont accepté de mener des opérations suicides sans rien savoir de leur mission jusqu'à la dernière minute, tant le système de cloisonnement et le secret dans la conduite des opérations armées dont l'organisation hiérarchique et le mode de fonctionnement de la Révolution étaient poussés à son paroxysme. Hadj Mahfoud Ouardia-Fella, plus connue sous le nom de Fella, fait partie de cette génération de moudjahidate qui ont affronté la sanguinaire armée de Bigeard avec leurs couffins. Issue d'une famille de révolutionnaires, son destin était tout tracé. C'est son père, militant du PPA, condamné à mort et libéré en 1962, qui l'avait intégrée dans le circuit en lui confiant des missions de transport d'armes. Son père fut l'auteur de l'attentat à la bombe qui avait visé le cinéma Marignan, à Alger. Ses frères étaient aussi dans l'organisation. Après avoir servi de convoyeuse de bombes, ses responsables avaient pensé à elle pour une mission délicate : déposer une bombe au mess des officiers, devenu aujourd'hui le Cercle du moudjahid. A 67 ans, la silhouette frêle marquée par les sévices subis durant la Révolution et la maladie, elle en parle aujourd'hui comme si c'était hier avec d'infinis détails qui donnent du sens au récit et vous font revivre les émotions intenses et la détermination qui animaient les hommes et les femmes qui ont libéré le pays. Avant cette mission à haut risque, puisque la cible n'était autre qu'une caserne militaire qui était placée sous haute surveillance militaire avec ses herses déployées autour de bâtiment et à l'entrée donnant sur la rue principale, une des places les plus animées d'Alger à l'époque, Fella avait déjà fait le coup de feu ou... du couffin en participant à d'autres opérations à Alger, en remettant des bombes à d'autres éléments du groupe chargés de les poser entre autres dans un cinéma, dans un immeuble de la rue Michelet. Le débit lent mais la mémoire intacte, elle nous parle de l'attentat à la bombe du messe des officiers, un attentat qui avait ébranlé les certitudes de Bigeard frappé en plein cœur en ciblant une des places fortes militaires et fait les manchettes de la presse coloniale algéroise. Le contact avec elle s'est fait par l'intermédiaire de Mohamed Mezoui et de Chicha qui étaient venus la voir au domicile familial à Fontaine Fraîche pour lui donner rendez-vous au square Port-Saïd sans rien lui révéler de l'objet du rendez-vous. Fella se présenta au rendez-vous comme prévu. « Il fallait que nous soyons prêts pour midi, à l'heure du repas des militaires pour faire le maximum de victimes ». « On était sur un banc public, il y avait Mezoui avec son éternel béret noir qui ne le quittait jamais, et une autre personne plus âgée que je ne connaissais pas et qui n'avait pas prononcé un seul mot. Les seuls mots qu'il avait eu à prononcer, c'était de me souhaiter bonne chance après avoir pris les instructions de ma mission avant de nous quitter me laissant seule avec Mezoui. Alors que nous étions assis sur le banc public, un homme portant un cabas bleu passa devant nous et le déposa délicatement et discrètement à nos pieds. Mezoui me fit signe de l'ouvrir ; sous des poivrons et des tomates était dissimulée une bombe. Mezoui s'est levé et m'a demandé de suivre un autre jeune que je ne connaissais pas. Lui nous suivait derrière. Le cabas était tellement lourd que j'étais obligée de marquer de temps à autre une halte pour reprendre mes forces. Il fallait passer par la caserne des zouaves. Arrivée devant cette caserne, un militaire de faction m'interpella : “Tu vas où ?” me lança-t-il, “Voir ma mère !” lui avais-je rétorqué sur un ton faussement apaisé. Il me laissa passer sans fouiller mon cabas. » « Bonne chance » « Devant le mess des officiers où je devais poser la bombe au milieu du barbelé de protection, une femme voilée passait à ce moment-là. Naïvement, je l'ai poussée pensant ainsi lui sauver la vie en l'éloignant de la zone du danger. La femme qui n'avait rien compris m'avait couverte d'injures. Après avoir déposé la bombe, nous avions pris Mezoui et moi la direction de Fontaine Fraîche où résidait ma famille. Arrivée chez moi, Mezoui avait demandé à ma belle-sœur un voile pour organiser ma fuite vers le maquis. Je ne savais pas le mettre. On avait pris le bus sans rien me dire cette fois-ci également où on partait. A bord du bus, nous avions pris place Mezoui et moi, séparément pour ne pas attirer les soupçons sur nous. Alors que nous roulions, le chauffeur, Algérien, se tourna discrètement vers moi et me demanda d'arranger mon voile. On se dirigeait à Fréha, en Kabylie, dans la wilaya III. Mezoui avait reçu un ordre pour organiser ma retraite après l'attentat. » Arrivés sur les lieux en fin de journée, c'est le chauffeur du bus qui lui annonça que son voyage avait pris fin. « Mezoui, lui, connaissait l'itinéraire », raconte-t-elle. Elle saura plus tard que le chauffeur était un fidai. Au maquis, elle avait découvert une organisation sans faille. « Tous les dix mètres, il y avait une sentinelle pour contrôler notre identité et ainsi de suite jusqu'à ce que nous parvenions au poste de commandement. Au PC, on m'avait remis une tenue de parachutiste et une arme. J'étais la seule femme du groupe. Un homme en djellabah vint aux nouvelles et nous posa beaucoup de questions sur l'attentat et la situation à Alger. Nous avions eu l'honneur de partager le repas du soir avec Amirouche. Un délicieux couscous relevé de quelques morceaux de viande. Il n' y en avait pas assez pour tous les “invités” présents. Terrassée par la faim, je me suis saisie sans réfléchir d'un morceau avant qu'un maquisard ne m'arrête très courtoisement en m'expliquant qu'au maquis, on partage tout entre frères. C'était juste une leçon de patriotisme et de solidarité entre frères d'armes qu'il avait voulu rappeler à l'occasion avant de m'inviter à me délecter de mon morceau de viande », précise-t-elle. Après quelques mois au maquis, l'ordre est venu pour eux de regagner Alger. « Nous n'avions pas discuté les ordres bien que nous sachions que nous étions recherchés ; la liste des personnes recherchées avait été balancée par des collaborateurs de la France. On m'a donné une robe kabyle et un foulard. Arrivés par bus à Alger, nous avions pris aussitôt un taxi pour Fontaine Fraîche. Devant un poste de contrôle à la hauteur d'une caserne, la sentinelle avait les yeux rivés sur ma paire de pataugas qui sortait sous ma robe kabyle. Parfois, on fait des choses sans en mesurer les conséquences. Nous avions passé le poste de contrôle sans ennuis. En cours de route, le chauffeur de taxi m'informa que la sentinelle avait ma photo entre les mains. Le jour même de mon arrivée, à trois heures du matin, j'ai été arrêtée. Les militaires ont mis notre maison à sac. Tout le quartier de Fontaine Fraîche avait été encerclé. “Voilà la belle qu'on cherchait !”, lança l'officier. Les militaires étaient accompagnés par Mohamed H., un moudjahid qui était passé aux aveux après avoir été torturé à mort. « C'est lui qui m'avait dénoncée », témoigne-t-elle. « Je l'ai giflé, un militaire m'a rendu la gifle avec une violence inouïe. J'avais remis à Mohamed H. une première bombe qui devait être déposée devant un cinéma, il avait refusé de la prendre car il y avait ce jour-là beaucoup de militaires sur les lieux, je suis revenu à la charge, il avait fini par la réceptionner. » Après son arrestation, Fella a fait le tour de toutes les casernes d'Alger ; un chemin de croix par lequel transitaient tous les moudjahidine et moudjahidate arrêtés par les forces coloniales. Elle avait connu tour à tour les casernes de Birtraria, Soustara, la prison d' El Harrach, Barberousse, actuellement Serkadji, la villa Susini de sinistre mémoire où elle était passée à la baignoire et à la gégène. Cet épisode l'a profondément meurtrie, elle en garde encore aujourd'hui des séquelles indélébiles. « J'ai des problèmes gastriques, je ne peux pas manger certaines choses », confie-t-elle. « Toutes les saloperies que l'on m'avait fait avaler pendant les séances de torture ont eu raison de ma santé », explique-t-elle aujourd'hui. Mohamed Mezoui, arrêté lui aussi, avait été également affreusement torturé. Entre la torture et les liquidations physiques, il n'y avait souvent qu'un pas que les forces coloniales ne s'embarrassaient pas de franchir. A la caserne de Soustara, elle avait été témoin, en présence de Fatma Baïchi, de la liquidation de Ourida Medad qui avait été jetée par des militaires du haut d'un bâtiment de la caserne. Elle ne s'est pas suicidée comme l'avait laissé accroire la version officielle coloniale, confie-t-elle. La guillotine, un 14 juillet Entre la baignoire et la gégène, Fella fut « invitée » à répondre aux questions de Bigeard en personne. « Est-ce que je peux avoir un verre de lait ? », lui demandais-je en entrant dans son vaste bureau. Il m'a fait servir un premier, puis un deuxième verre. J'ai demandé un troisième verre tellement j'avais soif, je ressentais au fond de ma gorge un arrière-goût de l'eau savonneuse et salée que j'ai avalée. « Vous êtes une belle femme », lui lança Bigeard, usant d'un romantisme de mauvais aloi. « Connaissez-vous Mohamed Mezoui », lui demanda-t-il d'entrée de jeu. « Non je ne le connais pas », répondit sans hésitations Fella. Il lui montre du doigt une caisse fermée posée devant la cheminée en lui demandant de la prendre tout en l'assurant que si elle obtempérait, elle serait libérée sur-le-champ. Flairant le piège, elle refuse de s'exécuter. La caisse, elle le saura plus tard, au fur et à mesure de l'interrogatoire, contenait une bombe désamorcée de même acabit et d'un poids égal à celle déposée par Fella devant le mess des officiers. Devant l'intransigeance de Fella, Bigeard était entré dans une colère noire. « Ce n'est pas une fille aussi frêle qui peut transporter un colis aussi lourd », s'était-il écrié en pensant à la bombe déposée devant le mess des officiers, raconte Fella. Mais les charges qui pesaient sur elles étaient suffisamment lourdes pour l'envoyer devant le tribunal avant de finir en prison. Le jour du procès, elle se rappelle que tout le long du trajet qui les menait de la prison de Serkadji vers le tribunal militaire situé alors à l'actuel siège de la sûreté nationale, « nous n'avions pas cessé les frères et sœurs arrêtés (le groupe était composé de 19 moudjahids et moudjahidas) d'entonner des chants patriotiques ». Le collectif des avocats était composé de Me Vergès, du bâtonnier M. Talbi, aujourd'hui décédé, de Mes Michel Beauvillard et Monville. Durant la plaidoirie, Me Talbi prit un allumette et fit le geste de chercher quelque chose par terre. Le procureur lui demanda ce qu'il cherchait. « Je recherche la vérité, je ne la trouve pas, Monsieur le procureur », lui répondit Me Talbi. Le procès avait duré plusieurs jours avant que le verdict ne tombe : la condamnation à mort pour tout le groupe. La grâce de de Gaulle de 1958 leur épargnera la guillotine. Mais, paradoxe de l'histoire, elle tient à témoigner que la grâce n'avait touché que les femmes. Les exécutions des condamnés à mort avaient continué avec le même rythme même après cette date. Elle se souvient que même le 14 juillet, fête nationale de la République française, 4 frères étaient passés sous la guillotine à Barberousse. Fella est restée une année dans cette prison où les conditions carcérales sont les plus dures de toutes celles qu'elle avait eu à connaître. De Barberousse, Fella et les autres femmes moudjahidas, au nombre de12, furent transférées en France. Elles avaient séjourné dans 7 prisons dont entre autres celles de Toulon, Toulouse, Pau et Fresnes avant d'être libérées en 1962.