De retour des vacances, les enfants colonisaient comme à l'accoutumée la rue Barberousse ; ils étaient plus mats que d'habitude ; quelques-uns avaient des boutons sur le visage, les mains ou les pieds par moments, on les voyait chasser de la main les mouches têtues. Bientôt la rentrée scolaire, et il fallait s'y apprêter. La nuit, ils veillaient un peu tard, se racontant les aventures qu'ils avaient vécues. Salim ne disait pas un mot de ce qu'il avait fait et appris au douar. L'auraient-ils cru ? Lui-même, maintenant que ces beaux jours uniques qu'il avait vécus au douar, étaient relégués au passé, ne doutait-il pas un peu de leur réalité ? Qui ne savait pas manier le lance-pierres ? répliqueraient-ils du reste. Oui, avec les mots, tous, on est les meilleurs en tout !... Un jour, comme le soleil finissait de se coucher, Farid, un grand garçon, vint les trouver et leur dit à mi-voix : « Quand il fera nuit, brisez les deux lampes du haut de la rue. Ne touchez pas à celle du bas. » Cela était un ordre. En effet, tout mot venant des grands garçons de la rue Barberousse, ils le prenaient comme tel. Les petits enfants leur obéissaient, plus qu'à leurs parents, sans réplique et souvent avec joie, à ceux qui les dépassaient de deux ans ou plus, qui, eux, obtempéraient aux plus âgés et ainsi de suite. Les enfants étaient obéissants aux adolescents qui eux obéissaient aux jeunes hommes, enfin aux adultes ; les jeunes hommes l'étaient aussi aux vieux, du moins les respectaient-ils. De mémoire de vieil homme, ainsi en était-il auparavant, et il en serait sûrement de même ! Les petits s'exécutaient sans réfléchir. Qu'est-ce qui les faisaient agir avec un tel empressement, comme des automates ? Etait-ce une complicité entre mâles, tacite, instinctive, une complicité atavique de société ? Peut-être ? Peut-être était-ce la peur des petits de ceux qui refusaient d'obtempérer, d'être mis en quarantaine par les grands, voire d'être frappés ? Ou bien leur joie de se voir entraîner dans une aventure intrigante, passionnante des grands ? Peut-être tout cela en même temps ? Par exemple, si Aïssa, les sourcils froncés, disait d'un ton ferme à l'un d'entre eux : « Tu m'apportes un peu de galette de chez vous !... » Aussitôt le petit s'y pliait sur-le-champ. Savez-vous pourquoi on nous a demandé de casser les lampes ? interrogea Badri, après que Farid fut parti. C'est pour les rendez-vous, répondit calmement Maâmar, l'air perspicace. Ca doit être ça, approuva Tahar. Il est avec Sabiha, déclara Maâmar d'un air mystérieux. Comment le sais-tu ? questionna Salim. Facile, je les ai vus ensemble à maintes reprises, et pas plus tard qu'hier. Et Djaber ? demanda Tahar, souriant, de l'air de quelqu'un qui connaît la réponse. Avec Abla, fit Sebti. Oui, c'est vrai, répondit Maâmar. Mais Sabiha est la plus belle. Abla, à part ses beaux yeux, elle n'est pas du tout jolie. Qu'est-ce que tu crois, toi, s'écria Maâmar, qu'il va se marier avec elle ? C'est juste... Ya Maâmar, toi, tu te prends toujours pour celui qui connaît tout ! Aya, Sebti, vas voir ailleurs si j'y suis ! Après le dîner, ils se retrouvèrent et causèrent de diverses choses, pendant un long moment. Enfin, ils se décidèrent à passer à l'action. Le ciel était criblé d'étoiles et la pleine lune éclatait de toute sa beauté. Mis à part eux qui peuplaient la rue, celle-ci était déserte ; il y avait aussi les chauves-souris qui tournoyaient autour des lampes, en lançant de temps en temps leurs cris de mauvais augure. Ils montèrent la rue, après s'être armés de cailloux. Agglutinés au milieu de la chaussée, ils commencèrent à lapider la première lampe, celle du haut, qui pendait, nue, sous un abat-jour en fer. Ce dernier résonnait à chaque fois qu'une pierre le touchait. D'où ils tiraient, les pierres allaient tomber dans un terrain vague... Paf ! La lampe se brise, et c'est l'obscurité ! « C'est ma pierre ! », claironna Youcef. Déjà les malchanceux s'étaient précipités vers le poteau suivant, celui du milieu de la rue. « Ah ! si j'avais amené ma tire-boulettes, soupira Salim à part soi, du premier coup je l'aurais ! Une cible très facile... ». Ils bombardaient la lampe. Une pierre tomba sur la maison de Ammi El Hadj Frima, et aussitôt ce dernier sortit en vociférant. Les enfants se dispersèrent pour se regrouper au loin. C'est toi, Sebti, accusa Maâmar. C'est pas moi ! Si, affirma Tahar. Ce n'est rien, fit Youcef, prenons garde la prochaine fois. Oui, lançons les pierres de façon qu'elles retombent dans la rue, expliqua Salim ; il faut donc se placer sur le trottoir. » Ammi El Hadj Frima étant rentré, ils regagnèrent lentement le poteau. Faites vite, chuchota Maâmar, frappons tous ensemble ». Comme une volée d'oiseaux, les cailloux partirent groupés. « Mouche ! », s'écria la voix de Youcef dans le noir. Tout à coup, une autre fusa : « Ammi El Hadj ! » En effet, celui-ci reparut, un gourdin à la main, fulminant ; il put toucher Sebti au bras gauche, qui devint furieux. « El Hadj, pas de la Mecque, mais du mensonge et du vol ! », fit-il insolemment. Va-t-en, fils de p… ! rétorqua le vieil homme en rentrant. Maâmar dit à Youcef : « Ce n'est pas la peine de te vanter, ce n'est pas toi. Personne ne le sait : les pierres étant groupées, on ne peut pas savoir à qui appartient celle qui l'a cassée ! » Fin