En Egypte, aux portes des boulangers qui vendent le pain le moins cher du marché, la tension est à vif, les nerfs lâchent, de plus en plus les querelles finissent en bagarres, parfois extrêmement brutales. Les premières victimes commencent à tomber. Depuis quelques semaines, les nouvelles des files d'attente devant les boulangeries que rapportent les journaux dans leurs faits divers sont particulièrement macabres. A Daqahlia, dans la région du delta du Nil, un cireur de chaussures à la santé fragile, père de quatre enfants, est tombé raide mort pendant une bousculade pour le pain. A Qalioubiya, dans la même région, un vieil homme n'a pas supporté la pression de la foule et a perdu connaissance, transporté par les riverains à l'hôpital, il y décède. Dans le sud du pays, à Louxor, une bagarre pour le pain a très mal fini pour un fonctionnaire, tué poignardé par un homme bien plus jeune que lui. La presse a également rapporté qu'un boulanger, excédé par les récriminations de la foule, a tué le concierge d'un immeuble en lui tirant dessus avec une arme à feu. Il y a encore quelques jours, ce sont plusieurs escadrons de police qui ont été envoyés dans la banlieue grise et industrieuse du Caire, Hilwan, pour empêcher que les funérailles de deux jeunes hommes ne finissent en vendetta généralisée : les deux victimes ont été tuées lors d'une bagarre pour le pain qui a dégénéré en bataille rangée entre deux familles qui a également fait 17 blessés. « Le pain soutenu » On l'aura compris, pour que les Egyptiens, légendaires pour leur humour, leur bonne humeur et flegme à toute épreuve, se retrouvent ainsi au bord de la crise de nerfs tous les matins en face du boulanger, c'est que l'heure est grave. Car si les Egyptiens aux revenus modestes connaissent depuis toujours les files d'attente devant les boulangers qui vendent le pain au prix soutenu par l'Etat, la nouveauté c'est qu'ils sont devenus bien plus nombreux à la faire, une tendance qui s'est amorcée lors des trois dernières années et s'est spectaculairement accélérée lors des six derniers mois. La demande a donc gonflé mais la quantité de pain subventionné, elle, est restée la même. Du coup, tout le monde a peur que son tour arrive et qu'il n'y ait plus de pain. « Je suis venue essayer cette boulangerie pour la première fois parce que je passais par là et j'ai remarqué qu'il y avait moins de monde », explique Lamia tout en se protégeant la tête contre le soleil avec un grand sachet en plastique blanc et tentant de préserver sa place d'avant-dernière de la file d'attente des femmes. Dans le quartier de Sayyeda Zainab, la cohue matinale est passée et un calme relatif règne sur près d'une soixantaine de personnes qui attendent en face d'un grand portail en métal couleur vert bouteille. Les boulangeries des pauvres au Caire ne font pas dans le superflu, pas de vitrine pour exposer le pain, pas de comptoir pour servir les clients, pas même de boulanger, toujours invisible. Le spectacle est le même où que l'on se trouve : une foule amassée face à un portail fermé et, de temps à autre, une petite fenêtre métallique s'entrouvre, plus vite que l'éclair une main échange vingt galettes de pain contre un billet d'une livre, la petite fenêtre métallique claque et les clameurs de la foule s'élèvent. « Ya Ahmad, ya Ahmad ouvre, ya Ahmad ouvre, donne le pain… » L'atmosphère est électrique, le silence retombe à peine que la silhouette d'un jeune homme qui s'engouffre dans la foule pour en ressortir avec plusieurs paquets de vingtaines de galettes, soulève les protestations. La foule se met à faire pression sur le portail, les jeunes gens tentent de se faufiler avant ceux qui se trouvaient là, quelques insultes fusent et tout le monde continue de demander à Ahmad d'ouvrir, sans que celui-ci ne daigne répondre. « un phénomène dangereux », selon une ONG Les boulangers du mouda'am, le « pain soutenu » comme on l'appelle ici, ne sont ouverts que jusqu'à midi, certains ferment à 11h et la plupart ne vendent jamais plus de vingt galettes par personne, la quantité de farine que l'Etat subventionne étant bien entendu comptée. Et toujours, à quelques pas de la boulangerie, un vendeur ou une vendeuse expose des galettes parfois à même le trottoir : leur pain à eux coûte 25 à 50 piastres la galette, alors que le mouda'am vaut 5 piastres, soit dix fois moins cher. Lamia attend en moyenne deux heures devant le boulanger tous les jours, étudiante en première année de droit à l'université du Caire, fille d'un comptable dans une société privée, elle fait partie des nouveaux bataillons du mouda'am. « Il y a encore quatre mois, on achetait le pain dehors, mais là on ne peut plus se le permettre, le prix du pain chez les boulangers qui vendent le 'mouda'am' est le seul à n'avoir pas augmenté, tout le reste est devenu intouchable, on est obligé de faire des économies sur le pain. » Saïda, infirmière dans un dispensaire, dit qu'aussi loin que remontent ses souvenirs, elle n'a jamais acheté autre chose que le mouda'am. « Depuis toujours je fais la chaîne pour acheter le pain, depuis toujours j'attends sous le soleil en regardant passer les gars qui viennent après être servis avant, mais depuis quelques mois ça devient intenable, tous les jours il y a une bagarre qui éclate. » Safa', employée de nettoyage dans une administration, avait l'habitude de préparer le pain à la maison, mais depuis que les prix de la farine et de la semoule ont augmenté, la seule solution pour s'en sortir est le boulanger du mouda'am. Les points de tension autour de l'achat du pain en Egypte se sont tellement accrus qu'ils avaient fait l'objet, en septembre 2007, d'un rapport intitulé « Le pain de la vie » publié par une organisation non gouvernementale, le Réseau arabe d'information sur les droits de l'homme, dans le but d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur ce qui était estimé comme les signes précurseurs d'un phénomène dangereux. Selon ce rapport, 60% des subventions de l'Etat aux produits alimentaires de base vont au pain, et ce sont près de 9 milliards de livres égyptiennes (environ 1,63 milliard de dollars US) que l'Etat consacre chaque année au soutien du prix du pain pour les plus démunis. Ce qui est devenu visiblement insuffisant après que les produits alimentaires aient connu des hausses successives et de plus en plus rapprochées dans le temps. Chiffres glaciaux Les dernières hausses ont eu lieu à la mi-février, quatrièmes en moins de 40 jours et touchant des produits de base comme le lait, l'huile, les œufs, etc. Selon le quotidien Al Masri al Youm, le prix de la semoule est le seul à n'avoir pas connu de hausse vertigineuse, augmentant « seulement » de 46% en trois ans, mais l'huile, les lentilles, la volaille, les œufs, le lait, le riz, ont tous connu des augmentations de prix de plus de 100% entre 2005 et 2008. Dans un pays, où le pourcentage de la population qui vit avec moins de 2 dollars par jour est d'environ 45%, on peut imaginer le cataclysme que représentent dans la vraie vie ces chiffres glaciaux. Se nourrir de la manière la plus basique qui soit est en passe de devenir un luxe pour la grande majorité. Pas étonnant que le pain, qu'on appelle « el 'eich » en Egypte « le vivre », devienne l'abcès de toutes les tensions.