Le calme est revenu dans la ville de Berriane, après deux vagues de violences (du 19 au 21 mars et du 2 au 4 avril) intercommunautaires qui se sont soldées par un mort, une dizaine de blessés et une trentaine de magasins et de maisons pillés, saccagés et brûlés. Les renforts de services de sécurité sont cependant toujours en place. Ces affrontements ont été provoqués par un échange incommode entre un groupe d'adolescents et une famille. Mais ils ont pris une dimension telle qu'ils suscitent moult interrogations. A l'origine : des pétards jetés par un groupe d'adolescents sur une famille de passage à pied sur la RN1 qui « coupe » en deux cette coquette ville de Berriane. Des scènes comme celles-ci sont, ailleurs, anodines, des plus habituelles à l'approche de la fête annuelle du Mouloud (l'anniversaire de la naissance du Prophète Mohamed - QSSSL). A Berriane aussi, comme en témoignent de nombreux habitants. Elles soulèvent, certes, engueulades et bagarres qui font parfois des blessés. Mais jamais une « agression » de ce genre ne s'est transformée en un conflit ethnique, encore moins en un conflit entre rites. Comment toute la ville de Berriane s'est vite enflammée ? Que s'est-il réellement passé ? Quelles sont les causes réelles de ces événements tragiques qui ont défrayé la chronique de ces deux dernières semaines ? Retour sur les faits Deux versions existent. La première est celle développée et défendue par la communauté des Mozabites et selon laquelle le jet de pétards sur la famille appartenant à la communauté arabe n'a pas été commis délibérément et que l'agression a été « perpétrée » par la suite non pas par des Mozabites mais par des jeunes de la communauté arabe. « Nous étions menacés. Nous nous sommes défendus », clame Abou Rabia Souleymane, Mozabite. D'ailleurs, explique-t-il, la victime Ali Lassakeur (père de famille) « se trouvait chez sa tante (famille Tabouz) lorsque des cris et des bruits assourdissants envahissaient le quartier ». Selon notre interlocuteur, qui dit être témoin de la scène, un groupe de jeunes Arabes venus des autres quartiers en courant et en criant en pleine nuit au quartier « mixte » Kaf Hammouda, où vivent côte-à-côte Mozabites et Arabes. « Ils ont attaqué des maisons et des magasins de Mozabites. Face à cette agression, nous sommes sortis nous défendre. Ali Lassakeur aussi. Et voilà que le bruit d'un coup de feu provenant d'une maison habitée par une famille arabe retentit. Le tir tue Ali et blesse plusieurs autres Mozabites », soutient-il, affirmant que « le coup de feu a été tiré par un fusil de chasse ». Le frère de la victime, Houari Lassakeur, yeux rouges et larmoyants, confirme cette thèse : « Mon défunt frère était chez ma tante, à l'occasion de la fête du Mouloud. C'est en sortant de sa maison pour essayer de calmer les esprits qu'il a reçu ce coup de feu mortel. » Ces faits ont été corroborés par Taleb Ahmed, un autre Mozabite, un cadre supérieur, qui habite le même quartier et dont la maison a été doublement saccagée et brûlée. Le coup de feu est venu, précise le frère de la victime, du côté où habite Lakhdar Grine, directeur de l'OPGI de Berriane, accusé d'être l'auteur du meurtre et arrêté le lendemain matin et mis en prison en attendant qu'il soit jugé. La communauté arabe, la famille Grine en premier lieu, réfute cette thèse et affirme que les « provocateurs » étaient plutôt des Mozabites. « Des jeunes Mozabites ont jeté des pétards sur une dame accompagnée de sa belle-fille enceinte et d'un jeune de 17 ans. Le jeune et la dame ont protesté. Et le groupe de Mozabites s'en est pris à eux, allant jusqu'à déchirer les vêtements de la femme enceinte. Devant cette scène déshonorante, des jeunes Arabes sont intervenus pour apporter leur aide à cette famille. Et c'est là où tout a commencé », explique Ahmed Grine, cadre à Sonatrach et cousin de l'accusé, précisant que les jeunes Mozabites se sont ainsi fait tabasser. « Tard le soir, un groupe de Mozabites s'est rendu à Kaf Hammouda et a attaqué les maisons et autres biens immobiliers des Arabes. Le défunt Ali Lassakeur figurait parmi ce groupe. Sous l'effet de la panique, quelqu'un a dû se servir de son arme. Rien ne prouve que c'était mon frère Lakhdar qui ne possède pas d'arme », indique Abdelkader, frère du mis en cause, exprimant cependant sa compassion pour la famille du défunt. « Le fusil qu'aurait utilisé Lakhdar, souligne-t-il, appartient à mon père qui habite à 200 mètres de sa maison. Comment aurait-il pu sortir et aller prendre le fusil de la maison de son père sans qu'il ne soit vu par les gens qui étaient à l'extérieur ? » La communauté arabe jure ainsi qu'elle n'a fait que se défendre. Les membres de la famille Grine et d'autres familles dont Nadja et Bekkaïr citent une série d'agressions commises avant et après ces douloureux événements. « Mon fils, marié depuis des années à une Mozabite, a été tabassé le 7 avril jusqu'à la mort. Son visage a été complètement défiguré au point où il a été transféré en urgence à Alger. Les services de sécurité ont voulu me faire croire qu'il s'agissait d'un accident de la route. Je les comprends. Ils ont peur que les affrontements reprennent. Mais les traces de coups sont visibles sur son corps. En plus de cela, mon petit-fils a vu de loin la scène. Ils étaient une vingtaine, tous cagoulés. J'ai déposé une plainte contre X. Mais je suis convaincu que cela n'est nullement étranger aux derniers événements », dit le vieux Tayeb Nadja qui espère que les agresseurs soient rapidement retrouvés et jugés. Les deux communautés se rejettent ainsi la responsabilité dans ces événements. Qui dit vrai ? Difficile de répondre ! Même l'enquête menée par la Gendarmerie nationale n'a pas déterminé avec exactitude les responsabilités des uns et des autres. C'est la parole du Mozabite contre celle de l'Arabe ! Se référant aux premiers résultats de l'enquête, le commandant de la gendarmerie de Ghardaïa, Mokhtar Benguedira, confirme que les affrontements ont été provoqués par cette « histoire » de pétards, sans pouvoir confirmer ou infirmer l'une de ces deux versions. Une chose semble être cependant confirmée, à ses yeux, c'est que le tir ayant tué Ali Lassakeur est bien sorti du fusil de chasse saisi et remis pour analyse balistique au laboratoire scientifique de la Sûreté nationale d'Alger. Le commandant Benguedira explique, par ailleurs, que l'intervention des services de sécurité s'est faite dès l'arrivée des renforts venus de Ghardaïa. Les éléments disponibles au niveau de la brigade de Berriane n'étaient pas suffisants pour opérer une quelconque intervention dans les quartiers théâtre d'affrontements, précise-t-il. Ressentiment et animosité Mais au-delà des faits, tout le monde à Berriane, que ce soit du côté des Arabes ou des Mozabites, s'accorde à dire que les derniers événements ne sont que la conséquence logique d'un cumul de ressentiments et d'animosités. Les Beni M'zab rappellent les événements de 1990 provoqués par les résultats des élections locales où la liste du parti dissous FIS (Arabes) se retrouvait en ballottage avec celle des indépendants (Mozabites) avant que cette dernière ne prenne le dessus. Les affrontements ont fait deux morts. « Les deux morts étaient des Mozabites. Le meurtrier a été arrêté, jugé et condamné à 5 ans de prison ferme, mais au bout de sa deuxième année d'incarcération, il a été gracié. Je trouve cela injuste. Il fallait qu'il purge sa peine », dénonce un Mozabite qui a requis l'anonymat. La plaie ne s'est donc pas encore refermée et il a suffi de peu pour qu'éclate l'abcès. Aussi, ils n'apprécient pas qu'ils soient considérés comme des kharidjites, comme cela est mentionné dans le manuel scolaire de l'éducation islamique destiné aux classes de la 5e année primaire. « Les élèves de la 5e année étudient depuis deux ans que les ibadites (Mozabites) sont des kharidjites. Cela est une contrevérité historique », fulmine un groupe de Mozabites rencontré au centre-ville. Du côté de la communauté arabe, on parle de la goutte qui a fait déborder le vase. Plusieurs agressions qui se sont produites au cours de ces trois dernières années et de nombreuses voitures brûlées depuis le début de l'année 2007, indique-t-on. « Toutes les personnes agressées appartiennent à la communauté arabe ainsi que les voitures brûlées », fait remarquer un membre de la famille Nadja qui évoque également un « faux barrage dressé par un groupe de délinquants mozabites connus de tous ». Ahmed Grine atteste, quant à lui, que les Mozabites rejettent les autres. « C'est la nature de la communauté mozabite ibadite qui est recroquevillée sur elle-même qui a conduit à cette situation conflictuelle. Les ibadites ont leurs propres cimetières, leurs mosquées, leurs écoles et refusent de mélanger leur sang avec les autres », indique-t-il, convaincu qu'il ne s'agissait pas d'une « affaire de voyous ». Les Mozabites se montrent placides face à ce qu'ils qualifient d'« attaques infondées ». « Il est primordial de respecter les différences des uns et des autres et de les accepter. Nous sommes une communauté qui a sa culture, son mode de vie, sa langue, qui tient toujours à son ancienne forme organisationnelle et perpétue sa civilisation », réplique un Mozabite qui met en exergue la nature conservatrice de sa communauté. « Cela ne nous empêche pas d'être en contact avec d'autres communautés, d'établir de bons rapports avec elles dans le respect mutuel… », souligne-t-il. Selon Bekkaïr Abdelkader, chercheur en histoire, vivant à Berriane, les derniers événements de Berriane sont dus à plusieurs facteurs dont l'explosion démographique qu'a connue la ville au cours de ces trente dernières années. Cette expansion démographique a provoqué, explique-t-il, des problèmes multiples : chômage, crise de logement… La ville a aussi connu une extension anarchique. Ces « gourbis » de misère sont devenus, avec le temps, un foyer pour les délinquants qui s'adonnent au trafic de drogue, soutient-il. M. Bekkaïr met en avant également le changement de mentalité qui fait que la jeunesse, notamment mozabite, intègre des formations politiques et écoute de moins en moins les notables. Pour preuve, souligne-t-il, malgré de multiples appels lancés par les « sages » de la ville, le calme n'est revenu qu'après l'arrivée des renforts des services de sécurité. Il estime que le « conseil des aâzaba », structure spirituelle mozabite régie par les imams et les chouyoukh, est en train de perdre de son influence auprès des jeunes. Certains partis politiques, quant à eux, voient « des forces occultes » derrière ces événements qui cherchent à déstabiliser la région. C'est l'avis du RCD et du FFS. La raison : le changement de la carte politique dans la région. « Il y a ceux qui n'ont pas apprécié le fait que le RCD remporte l'APC de Berriane », souligne Tebakh Balehadj, élu du FFS à l'APW de Ghardaïa. Les avis sont ainsi parfois contradictoires et les explications des uns et des autres se contredisent. Mais il est clair que les stigmates des événements qui se sont produits par le passé sont toujours là et continuent à réveiller le vieux démon. A cela s'ajoute la différence sur le plan culturel, traditionnel et rituel qui attise les tensions entre les deux communautés. L'absence de dialogue permanent aggrave la situation.