Bezza Benmansour a été l'un des animateurs les plus en vue de l'interwilayas des archs et un des meneurs de la délégation qui a conduit le dialogue avec le gouvernement, à partir de 2004. Militant politique de longue date, ancien élu à l'APW de Béjaïa, détenu durant des mois pour son activité au sein des archs, l'homme a repris son poste d'enseignant à Sidi Aïch après une expérience infructueuse aux dernières législatives. Il jette aujourd'hui un regard dépassionné et moins subjectif sur le parcours des archs, leurs moments de gloire mais surtout leurs erreurs. Avec du recul, comment jugez-vous l'expérience du mouvement des archs ? En tant que protestation, mouvance qui a porté des revendications aussi fondatrices et légitimes que la démocratie, la question identitaire, la justice sociale, la mobilisation de la population en 2001 et les années qui suivirent a été extraordinaire. Elle n'a pas son pareil dans l'histoire de l'Algérie indépendante, ceci est indéniable. Mais il est vrai qu'il y a des choses à dire sur la structuration, des tares qui proviennent sans doute de la nature même de la protestation. Il y a par exemple une différence fondamentale avec la mobilisation pour le Printemps berbère. En 1980, ce fut l'élite qui a initié la protestation, l'avait organisée. En 2001, ce fut la population qui a poussé et même bousculé les élites. Une « spontanéité » qui a eu ses effets sur la suite des événements. Sinon en termes de réalisation, il faut reconnaître que des acquis ont été arrachés. Tamazight est langue nationale, elle est, si vous voulez, officielle à 75%, puisque l'Etat s'est engagé officiellement à la promouvoir dans toutes ses variantes linguistiques en mettant en place des institutions, dont une académie. Ce que je veux dire, c'est qu'on n'a pas affaire à une reconnaissance passive. Il y a aussi que la protestation a poussé les autorités à revoir les rapports entre les services de sécurité et le citoyen dans le sens du respect qui lui est dû. Le mouvement et ses animateurs restent coupables, pour de larges pans de l'opinion, d'avoir complètement dévitalisé la scène politique en Kabylie pour l'avoir longtemps « squattée »… Oui. Le mouvement avait posé les mêmes problèmes que ceux posés par les partis politiques, donc fatalement, à un moment donné, le télescopage ne pouvait être évité. Je vous disais à l'instant que, par essence, la protestation n'a pas été initiée par les élites, même qu'elle s'est faite à certains niveaux un peu contre l'élite. L'effort de construction a été contrarié et la main du pouvoir et de la manipulation n'est pas à exclure. Au lieu de prendre conscience de tout ça, les délégués et animateurs se sont complus dans leurs statuts, car il y a bien des statuts qui se sont constitués. En fait, les tares étaient dans les germes et on les a cultivées en tant que délégués. Les animateurs qui ont été propulsés au-devant de la scène par les circonstances ou par leurs efforts n'ont pas pu, su, ou simplement voulu tirer le mouvement vers le haut, par une démarche d'ouverture, la définition de perspectives, et surtout prendre conscience que nous participions à décrédibiliser et à tuer le politique. Le mouvement pouvait donc s'ouvrir sur les partis politiques, entretenir à tout le moins des rapports moins conflictuels avec eux… Certainement. Le mouvement des archs avait, si vous voulez, l'embarras du choix. Le FFS, le RCD, le MAK, ils ne demandaient que ça. Il s'agissait de concevoir des enjeux communs. Tous ces sigles étaient intéressés par les enjeux d'opposition vis-à-vis du pouvoir et surtout par l'ambition du renforcement de leurs rangs. Mais laissez-moi vous dire qu'autant les états-majors de ces partis étaient intéressés par la perspective d'absorber et de tirer profit de la formidable vague de protestation autant, au niveau intermédiaire des structures partisanes, les blocages se multipliaient pour des considérations de représentation locale et de carrière. Trop de contradictions à l'intérieur du mouvement, dues à sa nature même, l'empêchaient d'avoir une option pour tel ou tel autre, si bien qu'il n'a pas évolué du tout. Ce sont d'ailleurs les mêmes contradictions qui l'ont empêché d'évoluer lui-même en mouvement politique. Malgré tout cela, vous avez continué à militer longtemps après que le constat de la démobilisation populaire autour de la structure des archs soit admis par tout le monde ; vous voyiez quand même venir la fin, mais vous avez persisté… C'est vrai. Il devenait clair que le mouvement n'avait pas de compétences et n'avait plus de substance. D'autres et moi-même en étions conscients. Deux voies seulement étaient possibles pour les animateurs que nous étions : s'inscrire dans une perspective avec une formation politique ou se résoudre à se disperser comme si de rien n'était et rentrer à la maison. Je pense personnellement que la dernière possibilité n'est pas digne d'un militant. Certains ont certes tellement vu venir la fin qu'ils ont quitté individuellement la structure pour rejoindre des formations politiques. Nous nous sommes dits qu'il fallait être responsables. Aller au dialogue avec le gouvernement et tenter d'arracher le maximum. Fatalement jouer au syndicat. Le dialogue justement. Vous avez été de la partie… Pas de regrets à ce sujet ? Pas de regrets. On dialogue avec l'adversaire, avec l'ennemi, pas avec ceux dont vous vous entendez. C'est vrai que la négociation se joue surtout en fonction des rapports de force et ceux-ci n'étaient pas spécialement en faveur du mouvement. Il se trouve que le pouvoir avait intérêt, du moins à l'époque, à ce que le dossier du printemps noir soit discuté autour de la table de négociations. Nous avons joué sur ça. La seule erreur commise à ce propos se situe au niveau de la démarche et non pas de l'option. On aurait pu responsabiliser les partis, lancer des discussions, les associer au lieu de continuer à parler au nom de la population. Ceci dit, il y a lieu de réitérer que le pouvoir n'a pas tenu ses engagements. Où en est le projet de la télévision berbère, projet qui devait être lancé en janvier 2007 ? Où en est-on avec le jugement des assassins ? En fait, cela participe d'une démarche vicieuse du pouvoir qui ne veut pas crédibiliser le processus de dialogue, ça ne l'arrange pas de donner l'impression d'avoir cédé et de renforcer ainsi le mouvement des archs. C'est dans ce sens qu'il a organisé cette campagne de dénigrement à l'adresse des animateurs du mouvement en diffusant des informations qui nous donnent comme ayant perçu des privilèges matériels… Le premier journal qui a diffusé ces informations n'avait-il pas sourcé son travail sur des « documents officiels » ? Et vous n'avez rien perçu ? Mais pourquoi se complexer à l'idée que l'on mette à notre disposition des instruments et des conditions de travail ? Pour être militant honnête faut-il inconditionnellement crécher dans un hôtel crasseux et se déplacer par bus ? On nous a effectivement accusés de pas mal d'infamies et ceux qui nous ont accusés se sont rétractés et reconnu ne disposer d'aucune preuve après avoir longtemps claironné les avoir, lorsqu'il s'est agi de les confronter devant la justice. Le pouvoir a fabriqué ces histoires et il s'est trouvé nombreux amplificateurs intéressés pour leur donner de l'écho dans la société. Les uns et les autres se sont objectivement ligués parce qu'ayant l'objectif commun de nous abattre. Les intérêts politiciens des uns et des autres ont empêché l'émergence d'une dynamique à même d'apporter les solutions idoines qu'appelle la crise.