Le chanteur Baâziz revient dans cet entretien sur son refoulement de Tunisie et sur les difficultés qu'il rencontre pour se produire à Alger. Vous avez été refoulé à deux reprises de Tunisie : que s'est-il donc passé ? J'avais animé beaucoup de spectacles en Tunisie et participé à plusieurs festivals, notamment dans un petit théâtre où ça a vraiment cartonné, jusqu'au jour où je me suis produit dans le grand théâtre considéré comme mythique de Tunis, et là aussi, ce fut un énorme succès. Le lendemain de ce spectacle, j'ai été surpris, vers les coups de 7h, de voir six policiers venir me demander de quitter le pays. Ce jour-là, je n'ai pas voulu faire de scandale ; je me suis exécuté. Certains avaient justifié ce premier refoulement par le fait que mes spectacles coïncidaient avec la visite présidentielle de M. Bouteflika en Tunisie, et que c'était juste ponctuel. Le 9 mai dernier, je suis donc retourné dans ce pays et grande fut ma surprise de constater que je figurais sur la fiche de la police des frontières tunisienne, comme faisant partie des personnes indésirables sur ce territoire. J'ai donc été refoulé de l'aéroport. N'aviez-vous pas pressenti ce deuxième refoulement ? Non, pas vraiment ; mais j'avais un petit doute quand même parce que j'ai appris à connaître un peu leur fonctionnement. Cela dit, je n'étais pas sûr qu'ils iraient jusqu'à me refouler de l'aéroport comme un criminel. Le refoulement, en lui-même, je m'y attendais un peu, puisqu'ils ont déjà fait cela à un ami artiste, Lotfi Double Kanon en l'occurrence ; j'ai donc senti le coup venir, mais pas au niveau de l'aéroport. Avez-vous réussi à avoir des explications quant à la motivation d'une telle décision des autorités tunisiennes à travers, notamment, les services de l'ambassade de Tunisie à Alger ? Absolument pas ! Un ami m'a demandé de faire une requête auprès de l'ambassade, mais comme je sais que cela n'aboutira à rien, je me suis abstenu. Cependant, ce qui me chagrine le plus, c'est l'absence de réaction algérienne ; je me demande à quoi peuvent servir nos consulats et ambassades s'ils ne réagissent pas lorsque on refoule un artiste, mais pas seulement, même un simple citoyen algérien sans raison, et Dieu sait qu'il sont des centaines dans ce cas, refoulés de Tunisie. Je me demande quand nos services consulaires et notre pays donneront de l'importance au citoyen algérien, qu'on s'occupe un peu de lui. De plus, ce qui me touche encore en tant qu'artiste algérien, c'est de voir qu'on ramène des chanteurs d'Orient, des Saber Roubaï et d'autres en Algérie, payés à coups de 200 000 euros et accueillis en VIP au salon d'honneur, alors que les chanteurs algériens se font refouler à la frontière pour la simple raison qu'ils ont du succès. Est-ce donc le succès de Baâziz que les autorités tunisiennes redoutent ? Je pense que oui. Je ne parle pas du public pour lequel j'éprouve un énorme respect et qui, de son côté, a manifesté un fort élan de solidarité à travers des messages sur internet, souvent anonymes d'ailleurs ; vous savez, ils sont terrorisés là-bas. Lorsque j'ai été expulsé la première fois, cela avait provoqué beaucoup de réactions, énormément de jeunes m'avaient manifesté leur soutien ; je tiens d'ailleurs à les en remercier. J'ai même su que des fans ont été interrogés et je ne m'étalerai pas plus afin de leur éviter des problèmes. Je crois vraiment maintenant que les autorités tunisiennes ont peur de l'effet contagion, parce que vu leur système, ce ne sera une surprise pour personne (rires). Je trouve lamentable qu'en 2008 un pouvoir ait peur d'un petit chanteur. Etes-vous aussi victime de la censure en Algérie ? On peut le dire ; j'ai été étonné de me voir invité, il n'y a pas si longtemps, par une émission de télévision. Je remercie d'ailleurs ceux qui m'ont invité, même si l'émission a été bien charcutée. Par contre, j'ai du mal à me produire à Alger ; tout le monde refuse de me donner une salle. M. Mohammedi, des établissements Art et Culture pour le théâtre de Verdure justifie le refus par une demande d'autorisation du ministère de l'Intérieur, de la wilaya, de je ne sais qui d'autre, comme si j'allais faire un meeting politique ou un attentat. A l'Office Riadh El Feth, M. Fellahi a, quant à lui, clairement dit : « Je ne veux pas de Baâziz chez moi ». Un vrai parcours du combattant pour retrouver votre public... Tout à fait ; je reçois pourtant beaucoup de demandes de mon public. Même en Tunisie, j'ai pu d'ailleurs honorer 15 spectacles avant d'être expulsé, mais en Algérie, j'ai vraiment du mal. Il y a un mois, j'ai pu me produire à Oran où ça a été un énorme succès, mais à Alger, c'est très difficile, à telle enseigne que les organisateurs qui essayent de me trouver une salle ont même opté pour un hôtel, chose que je refuse, je ne suis pas trop convaincu par cette option. La chanson engagée a, de tout temps, subi ces formes de censure, mais, paradoxalement, elle arrive à gagner un large public. Comment arrivez-vous à toucher votre public malgré ces entraves ? Il y a peut-être beaucoup qui critiquent le piratage, mais pas moi ; je ne suis pas vraiment contre parce que dans notre pays, cela peut être un moyen de promotion pour l'artiste. Outre le piratage, il y a aussi internet, ainsi que les CD que je produis en France. Je pense que les gens sont très friands de ce qui se passe un peu ailleurs, et c'est ce qui les incite à repiquer les CD. Enfin, vous connaissez la situation du pays, je n'invente rien. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a beaucoup de mécontents en Algérie, j'en rencontre tous les jours. Mécontents par rapport à quoi ? Eh bien, par rapport à la situation du pays, par rapport au système, il y a de plus en plus de mécontents ; c'est d'ailleurs ce qui les pousse vers la chanson engagée et la chanson qui leur parle. Vous considérez-vous comme le porte-voix de ces personnes ? Je n'ai pas cette prétention, mais je me considère comme un Algérien qui connaît bien la situation en Algérie et qui dit les choses franchement et honnêtement. Je me considère comme un Algérien, tout simplement. Cette censure n'est-elle pas un stimulus vous poussant à être encore plus subversif ? Bien sûr ! Car, plus on m'interdit et plus j'ai envie de faire des choses, c'est sûr. Mais cela fait mal quand même. Le fait de se voir refouler devant un mutisme effarant de l'Algérie et de ceux qui sont censés défendre le citoyen algérien. Je trouve que c'est trop d'humiliation pour l'Algérien. On entend parler d'ailleurs tous les jours d'Algériens qui se font refouler, malmener partout, ou encore emprisonner comme en Libye ; cela révolte l'artiste et le simple citoyen que je suis. Le fait de ne pas pouvoir rencontrer mon public à Alger, c'est aussi l'objet d'une grande tristesse. J'ai envie de voir mon public. Certes, ces interdictions me stimulent pour écrire davantage, mais elles me font mal. J'ai besoin de m'exprimer face à mon public et avoir la possibilité de le toucher directement. J'ai même droit à des actions de sabotage. Dernièrement, lorsque j'ai été annoncé à Oran, on a voulu faire capoter le spectacle en faisant courir la rumeur qu'il y avait une bombe dans la salle ou que j'étais en prison, on a même déchiré les affiches, mais Dieu merci, le public était très nombreux au rendez-vous. Je remercie d'ailleurs les Oranais. Vous avez évoqué tout à l'heure la peur des régimes de l'effet contagion. Vous-même, avez-vous été « contaminé » par un autre artiste ? Qu'est-ce qui vous a mené vers cette voie de l'expression subversive ? Tout d'abord, j'ai baigné dans un univers familial engagé, à travers mon père qui était un ancien militant, ma sœur aussi qui est militante de gauche. Côté chanson, j'ai commencé par écouter Bob Dylan, puis je me suis intéressé à la chanson algérienne. Je n'ai pas trouvé dans la chanson d'expression arabe le côté contestataire que j'ai trouvé dans la chanson kabyle à travers Maâtoub Lounès et Aït Menguelet ; j'ai trouvé en fait une chanson vraie chez ces artistes avec cet esprit contestataire, même si je ne comprenais pas grand-chose. Ce sont eux qui m'ont un peu poussé à faire ce que je fais ; je me suis aussi inspiré d'un humoriste algérien des années 1940, Rachid Ksentini bien sûr. On a entendu dire que votre mésaventure en Tunisie fera l'objet d'une chanson, le confirmez-vous ? Quand je suis enragé, je m'exprime. Il s'agit en fait d'une ancienne chanson que j'avais écrite sur la base de constatations personnelles puisque j'ai vécu un peu en Tunisie ; je n'osais pas trop les chanter parce qu'on m'interdisait de le faire. Mais aujourd'hui, j'ai bien envie de la sortir cette chanson. Plus jamais la Tunisie... Franchement, peut-être un jour quand elle se libérera. Si aller en Tunisie signifie être constamment surveillé par des flics, cela ne m'intéresse pas. Certes, j'ai envie de revoir mon public, mais comme un artiste respecté. Etes-vous sur un album ou comptez-vous lancer un nouvel opus sur le marché ? Oui, je suis en train de préparer un album où il y a beaucoup d'humour et de critiques sociales, en fait. Cela fait deux ans que je ne suis pas venu en Algérie et j'ai remarqué certaines choses, plein de changements, de superficialité…J'ai donc écrit sur tout ça, notamment les Maruti, les investissements, les petits quartiers d'arrivistes qui se créent un peu partout en Algérie. Le phénomène des harraga vous inspire-t-il ? Bien sûr ! Il s'agit d'un phénomène qui a toujours existé. Moi-même j'ai failli l'être il y a dix ou douze ans. On veut coller cela à la misère ; mais je pense que c'est plutôt la malvie. Le jeune algérien se retrouve puni par tout le monde : par ses parents, sa famille, ses copains, son quartier, par les gendarmes, les policiers, par l'Etat...J'ai rencontré un harrag en France qui ne travaillait pas ; j'essayais de comprendre ce qui l'a motivé à suivre cette voie. Nous étions à une terrasse, il était en train de parler avec une fille. Et il me dit : « C'est en fait ce que je suis venu chercher, pouvoir parler avec une fille sans que personne ne me regarde ou ne me juge ; je ne veux pas devenir millionnaire ; j'ai vendu ma voiture pour pouvoir prendre mon petit café tranquille dans une terrasse et discuter avec une fille tout simplement. » C'est une quête de liberté, en fait... Tout à fait, une quête de liberté qu'on veut coller à la misère. Il faut savoir qu'il y a aussi beaucoup de millionnaires et de milliardaires qui partent aussi et dont on ne parle pas. Il y a un mal de vivre en Algérie, on ne vit pas, c'est l'islamisation du pays ; je pense que les Algériens étouffent, ils veulent avoir leur part de belle vie à l'image de ce qu'ils voient à travers la parabole. En Algérie, on limite de plus en plus les libertés individuelles, la liberté d'expression. Je crois que le phénomène des harraga est lié à cela. De plus en plus d'artistes algériens choisissent de vivre à l'étranger, dont vous d'ailleurs. Est-ce que l'artiste algérien est dans une situation d'exil forcé ? L'artiste cherche des espaces d'expression. Cela fait plus d'un mois et demi que je cherche où me produire ; en Algérie, je ne trouve pas. Nous essayons donc de produire cette voix de contestation là-bas et l'exporter ici. C'est plus facile de travailler en France. Mais, ce qui est sûr, c'est que l'artiste algérien préfère s'exprimer ici, sur son terrain d'origine. Même s'ils ne veulent pas de nous, nous ne baisserons pas les bras. Votre nouvel album sortira quand ? Dans deux ou trois semaines.