Bonne journée, chéri. À ce soir ! Je vais faire une omelette au jambon pour le dîner. Annick fait un signe de la main quand son mari, Daniel, s'éloigne pour aller à l'usine. Ils sont jeunes, même pas quarante ans à eux deux, et ils sont mariés depuis quelques jours à peine. Daniel, en enfourchant sa bicyclette, lance : — Surveille les poules qui couvent. Normalement, c'est aujourd'hui qu'on doit avoir les poussins. J'espère que tout va bien se passer. — Ne t'en fais pas ! J'ai l'habitude depuis le temps. La naissance d'une cinquantaine de poussins n'est pas un événement susceptible de bouleverser un jeune couple. Eh bien, si, au contraire... Annick appelle son chien : — Dick ! Viens ici ! Allez ! On va voir les poules. Dick est un chien de race indéfinie, rigolo comme tout avec sa tache noire sur l'œil, sa queue en trompette et sa manière de se mêler de tout. Quand sa maîtresse l'appelle, il la regarde avec l'air de dire : «Alors, qu'est-ce qu'on fait de beau aujourd'hui ? Je suis prêt !» Annick adore son chien. Il lui tient compagnie pendant la journée. Le soir, après avoir couru dans tous les coins de la ferme, Dick s'endort avec la satisfaction du devoir accompli. Il a sa place près de la grande cheminée où un énorme feu de bois réchauffe et éclaire la salle. Un peu plus tard dans l'après-midi, tandis qu'Annick se consacre à la distribution de grain pour ses volailles, le coq qui règne sur le harem de poules se pavane au milieu de la cour. Annick le nomme César car il a toujours l'air prêt à conquérir le monde. Tous les matins au lever du soleil, César, perché sur une meule de paille, se met en devoir de réveiller tout le voisinage. Les poules le regardent avec tendresse. Enfin, c'est l'impression qu'elles donnent... Les œufs commencent à éclore. Annick regarde les petites têtes jaunes qui apparaissent au milieu des coquilles brisées. — Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... Annick ne remarque rien d'anormal. Elle saisit les poussins entre ses mains. Il paraît que les animaux sont toute leur vie attachés à la première personne qu'ils aperçoivent à leur naissance. — Ah, mince ! Mais qu'est-ce qu'il a celui-là ? Celui-là, c'est le dernier de la couvée mais il n'est pas comme les autres : il n'a pas le moindre duvet sur le corps, il est aussi nu que si on l'avait déjà plumé pour le passer à la casserole... — Qu'est-ce qui t'arrive, toi ? Tu n'as pas de plumes ! En voilà un genre ! Le poussin, réfugié dans le creux chaud que forment les mains d'Annick, la regarde sans expression particulière. De toute évidence le poussin nu ne trouve rien à dire pour expliquer son cas... La poule qui a couvé tous ces œufs manifeste bruyamment sa joie d'être mère de famille. D'instinct, elle sait trouver les mots qu'il faut pour diriger sa petite troupe. Elle glousse et sait se faire comprendre. Quand elle considère le poussin nu, elle reste un moment sans voix et s'étrangle dans ses «cot codec !» Elle dévisage ce poussin bizarre. Annick, qui a l'habitude des volailles, comprend ce que dit la poule : «D'où tu sors toi ? Tu n'es pas de ma couvée ! Jamais je n'aurais mis au monde un nudiste dans ton genre» La poule jette un regard soupçonneux vers César, le coq. Celui-ci, comme tous les hommes, fait semblant de penser à autre chose. La poule lui lance une série de «cot codec» accusateurs : «Où as-tu traîné tes guêtres, toi, pour me faire un poussin sans plumes ?» Pas de réponse claire de César. Un homme, un vrai, n'a pas de comptes à rendre à ses poules. (à suivre...)