Réalité n La figue fraîche est arrivée ces derniers jours sur les marchés de Tizi Ouzou où elle est proposée à des prix relativement élevés -entre 70 et 200 DA- pour un produit de la terre qu'on ne vendait pas, car considéré jadis comme le «fruit du pauvre». Jusqu'à un passé récent, vendre ou acheter du bakhssis dans la région relevait presque de l'affabulation ou du sacrilège, tant ce fruit était produit en abondance. Naguère considéré comme une offrande du ciel destinée à tous, lakhrif est devenu une marchandise très convoitée. Il n'est plus ce «don venu d'en haut», comme la qualifiait Mouloud Feraoun dans son ouvrage intitulé L'Anniversaire. Au temps béni, quand la terre était travaillée, ce fruit était garanti pour tous, y compris ceux qui ne possédaient pas de figuiers, tant il était admis que les fruits sont à tout le monde et la terre appartient à Dieu. A l'époque, pour humilier quelqu'un en public pour avoir fauté, on lui lançait : «Il viendra le temps où tu manqueras non seulement d'amis, mais aussi de figues.» A présent, ce présage des sages se confirme de plus en plus, mais pour d'autres raisons, considérant le net recul de l'aire de production de figues, limitée aujourd'hui aux vergers de quelques communes comme Tizi Rached, Illoula Oumalou et Mechtras. Le «commerce» de figues se pratique, désormais, aux abords des routes nationales ou sur les places marchandes des agglomérations urbaines, particulièrement celle du chef-lieu de wilaya. Installés à même les trottoirs, où ils vantent à tue-tête la qualité de leur marchandise, des vendeurs, des adolescents pour la plupart, proposent plusieurs variétés de Lakhrif présentés dans de vulgaires récipients, témoignant du peu d'estime que l'on accorde à ce fruit, contrairement au temps où la figue était transportée dans des corbeilles en osier tressées par des mains de vanniers, expertes et respectueuses. Ces marchands de figues fraîches viennent des villages environnants de Betrouna, Oued Aïssi, R'djaouna, Beni Zmenzer, Ouaguenoun, Ihasnaouane pour, disent-ils, troquer quelques kilos de ce fruit contre une poignée de dinars. Toujours est-il que pour les anciens, «rien ne vaut le fruit qu'on cueille de sa propre main à une heure matinale, au moment où il se couvre de rosée scintillante et laisse échapper une coulée de miel stimulant l'appétit». Décrivant la scène de cueillette de figues, l'auteur de La Terre et le sang disait : «Il y a des faits qui ne s'achètent pas, des plaisirs insoupçonnés, des bonheurs simples et tranquilles, dont il faut jouir en cachette. Ces joies, ces plaisirs, ces bonheurs, nous les connaissons lorsque nous allons le matin aux champs faire la cueillette dans la rosée (...).»