La nuit tombe sur Wilanow et la plupart des habitants de la ville s'empressent de rentrer chez eux pour y déguster la soupe de choux et de raves. Pourtant la chaleur de cet été 1692 inciterait aux rêveries nocturnes en galante compagnie. Piotr Tardow, un jeune paysan tout récemment incorporé dans les dragons du roi, chemine au bord de la rivière en songeant à sa promise. Il se voit déjà montant de grade en grade dans la nouvelle armée de Pologne. Il se voit couvert de gloire après s'être battu contre les Russes, contre les Tatars, contre les Turcs. Soudain une ombre se glisse presque entre ses pieds. D'un coup de bâton bien assené, Piotr assomme l'ombre luisante et poilue... A quelques mètres de là, quelques heures plus tard, un drame se joue : — Votre Majesté, nous l'avons retrouvée ! — Le domestique qui s'abîme jusqu'au sol de marbre devant Jean III Sobieski, roi de Pologne, n'en mène pas large. Il vient en effet d'apporter une très sinistre nouvelle, et Dieu sait ce que le très catholique roi de Pologne peut décider pour le porteur de contrariétés. — Où est-elle ? Comment va-t-elle ? Le domestique n'ose plus répondre ; le nez sur le pavement, il fait avec ses bras étendus des sortes de moulinets impuissants. D'une voix blanche, il soupire enfin : — Majesté ! Hélas ! Hélas ! Elle est morte. Un soldat du régiment des dragons l'a rencontrée en dehors de l'enceinte du palais. Il l'a tuée d'un coup de bâton. Jean III Sobieski devient tout pâle. Ainsi, ce qu'il craignait est donc arrivé. — Où est-elle ? — Majesté, voici sa dépouille... Un domestique entre en tremblant. iI porte sur ses bras un animal mort, une petite bête à la fourrure luisante. Jean III Sobieski se lève d'un bond et s'approche. Hélas, c'est bien elle. Il la reconnaît, la caresse, l'embrasse. Sa loutre chérie n'est plus qu'un cadavre. — S'est-on saisi du criminel ? — Oui, sire, il attend sous bonne garde. Le dragon, un jeune géant aux cheveux longs et à la barbe frisée, est amené sous bonne escorte. On l'oblige à tomber à genoux devant le maître de la Pologne. Celui-ci lui jette un regard courroucé et annonce : — Tu as tué la petite bête qui faisait la joie de mes jours. Tu dois payer ton crime. Qu'on le pende ! Le pauvre garçon jette des regards ahuris sur tous les nobles messieurs et les nobles dames qui l'entourent. Jamais, il n'aurait rêvé de les voir de si près. Tout ça parce qu'il a vu une bête à fourrure qui courait dans l'herbe et qui venait le flairer de près. Alors, il raconte la triste histoire de ce fait divers. Oui, il a fait ce que tout Polonais aurait fait à sa place : il l'a tuée d'un seul coup pour en vendre la peau à un juif. On le sait car on a retrouvé le juif et celui-ci a permis de retrouver le vendeur de peau. On connaît même le prix qu'il a payé : 12 sous. Le juif est là, à côté du dragon. On ne peut rien lui reprocher et on l'absout. Le pauvre dragon, lui, transpire à grosses gouttes : maintenant, voilà qu'on va le pendre haut et court. Mais enfin qu'avait-elle de plus que les autres cette bestiole ? Il faut pour le comprendre remonter quelques années plus tôt en cette fin du xVIIe siècle. En France Louis XIV est au faîte de sa splendeur. En Pologne Jean III Sobieski, grand admirateur du Roi-Soleil, s'efforce d'installer sa dynastie sur le trône polonais. Trône qui est un peu trop près du voisin géant et sauvage : la Russie des tsars. Tout le monde sait que Jean III est un amoureux des bêtes. Si l'on veut se faire bien voir de lui, il est habile de lui offrir quelque bestiole sortant du commun, du canari à l'ours, du casoar au lynx dont les oreilles sont décorées de longs poils. (à suivre...)