A Bucarest, dans une chambre d'hôtel surchauffée par le soleil malgré les stores baissés, un homme et une femme, complètement nus, ramassent machinalement quelques vêtements épars au pied du lit sur lequel ils sont assis. L'homme qui vient de les surprendre, n'a pas fait un geste de colère. Il n'a pas poussé de cri, pas prononcé un mot ; il est simplement tout pâle. Il passe sur son front, sur ses cheveux, une main tremblante qui retombe le long du corps. Désemparé, il a enfin la preuve qu'il cherchait : il est cocu. Cette scène banale et ridicule se déroule en septembre 1939. Il y a quelques mois, l'Allemagne signait un traité hypocrite, le pacte germano-russe. Il y a quelques semaines, elle envahissait la Pologne. Les canons ont commencé à cracher leur hargne, les chars ont entamé leur course pesante et les bombes des Stukas ont empli le ciel de leur miaulement sinistre. La Pologne, ce n'est pas si loin, et le sang y coule : celui des guerriers comme celui des innocents. Alors ne sont-ils pas ridicules tous les trois dans cette chambre ? L'homme et la femme pris en flagrant délit et le cocu qui les contemple. Elle, une ravissante petite brune aux yeux verts, blanche mais le visage ruisselant de sueur, garde le regard fixé sur le tapis. Son amant, un grand bonhomme racé au front bombé, se hasarde à prononcer quelques mots d'une voix grave et distinguée : «Le temps de m'habiller, monsieur, et je suis à votre disposition.» Les sourcils du cocu s'arrondissent en accent circonflexe : vraisemblablement il se demande ce que son élégant rival veut dire quand il déclare se tenir à sa disposition. «Je suppose, explique le rival, que vous voulez des explications ? — Ben... Euh... Qu'est-ce que vous voulez me donner comme explication ?» Certes tous les cocus, à un moment ou à un autre sont ridicules. C'est le propre de leur condition. Mais celui-ci est plus que ridicule. Il y a quelque chose de minable dans son attitude. A moins qu'il ne soit au contraire très émouvant. Difficile à dire. Il est petit, grassouillet. De son visage rond comme une bille les traits les plus marquants sont les moustaches jaunies par le tabac, les lunettes un peu sales et la calvitie précoce. Sa veste, d'un costume sport démodé, s'entrouvre légèrement au-dessus de sa petite bedaine. Il est à la fois très triste et trop calme. Battu d'avance, presque obséquieux devant le bel amant qui, en sautant dignement dans son pantalon, et même plié en deux, est encore plus grand que lui. Celui-ci croit utile de préciser : «Comme explication, je peux vous dire que Colette avait l'intention de vous en parler, et que...» Le cocu le regarde boucler sa ceinture tandis qu'il poursuit son discours. «... Et que je crois que vous devez lui conserver votre estime.» L'amant, à quatre pattes, cherche l'une de ses chaussures sous le lit : «Car ce n'est pas une simple, euh... enfin disons-le, nous nous aimons. Et je crois qu'elle a droit à votre compréhension.» L'amant s'étant enfin et définitivement redressé afin d'enfiler sa chemise, le cocu lève la tête pour le regarder et lui demande, des larmes dans la voix : «Depuis combien de temps ça dure ?» L'amant et la jeune femme se regardent. «Six mois», dit la jeune femme. Le cocu ferme un instant les yeux : six mois. C'est encore plus grave qu'il ne le pensait. Ces femmes-enfants ont, dans leur innocence, une sorte de génie pour écraser l'homme à terre : «Tu sais, je n'ai pas encore osé t'en parler, mais c'est peut-être grâce à lui que nous n'avons pas été arrêtés. — Ah ?» Le cocu se tourne à nouveau vers son rival. Pas de doute, c'est un bel homme, avec deux yeux gris profonds. (A suivre...