Il était une fois dans le département de l'Ariège, il y a cent soixante-douze ans, une histoire bien étrange. Elle n'est pas oubliée des vieux du pays, qui la racontent de mémoire d'homme à chaque génération. A Suc, un petit village des Pyrénées, durant l'été l807 (année où Napoléon gagna la bataille de Friedland), des chasseurs aperçoivent sur un piton rocheux une femme entièrement nue. De grands cheveux lui couvrent les épaules et, insensible au vertige, elle contemple le paysage à l'extrême bord du précipice. L'un des chasseurs lance un appel ; la femme regarde dans leur direction, les voit et, poussant un cri, se sauve en bondissant de rocher en rocher comme une chèvre sauvage. L'événement est commenté avec la fièvre que l'on imagine. Une femme nue, vivant dans la montagne, comme une bête, moitié femme, moitié guenon, il y a là de quoi enflammer les imaginations. Et l'on décide aussitôt de l'attraper. Dans la nuit, les chasseurs, qui ont amené du renfort, encerclent le piton où est apparue l'étrange créature. Au petit jour, la femme nue réapparaît au même endroit et s'aperçoit du danger, mais trop tard. Elle tente de se sauver, mais les chasseurs lui barrent la route et, malgré ses cris et ses contorsions, parviennent à la ligoter, à l'enrouler dans une couverture et à la transporter au village. Pendant le transport, dans le mélange bizarre des cris que pousse la malheureuse, les chasseurs croient reconnaître des mots de français. Arrivés au village, on se rend donc chez le curé, où l'on dépose la «bête» sauvage. Il suffit de la regarder pour s'en convaincre. Ses yeux lancent des éclairs fauves, sa bouche grimaçante mord tout ce qui passe à sa portée, ses ongles sont pointus comme des serres, et tout son corps est cuivré par le soleil, durci par les intempéries. Elle doit avoir entre trente et quarante ans, au plus. La présence du curé semble la calmer un peu, car le brave homme lui parIe doucement, et tout à coup la «bête» se met à pleurer en longs sanglots entrecoupés de lamentations déchirantes. «Il faut qu'un être ait bien souffert pour en arriver là», dit le curé aux chasseurs. Il conseille alors de laisser la femme se calmer seule, et, après avoir desserré ses liens, tout le monde se retire dans la pièce voisine. A présent qu'ils ont capturé leur gibier, les chasseurs se demandent ce qu'il faut en faire. Où la mettre ? A qui la confier ? Le curé, homme sage et de bon conseil, estime qu'il faut avant tout la laisser reprendre ses esprits ; à la suite de quoi, elle parlera sûrement et racontera son aventure. Après quoi, seulement, on avisera. L'après-midi, une délégation vient rendre une nouvelle visite à la «sauvageonne», comme on la nomme déjà dans le pays. Elle semble avoir recouvré son calme, car on lui ôte ses liens et elle ne bronche pas. Le curé lui propose de la nourriture, mais elle détourne la tête. Aux questions qui lui sont posées, elle ne répond que par des regards dédaigneux qui impressionnent l?assistance. Assurément, cette femme n'a pas toujours vécu à l'état sauvage, il y a en elle une certaine grandeur et là, debout près de la fenêtre close, drapée dans sa couverture, elle impose un certain respect. Les paysans font cercle à distance respectueuse. Jusqu'au soir, elle reste ainsi, près de la fenêtre, insensible aux questions posées, ne voyant ni n'entendant personne, les yeux perdus vers la montagne qui peu à peu se couvre d'ombre. Il y a dans cette attente immobile quelque chose de l'animal pris au piège. Lorsque le soir arrive, on invite la femme à monter dans une chambre à l'étage, où le curé a fait déposer à son intention un repas copieux et des vêtements. Elle suit ses geôliers sans opposer de résistance et on l'enferme à double tour. La conscience tranquille. «La nuit porte conseil, dit quelqu'un, demain on verra clair.» (à suivre...)