Lorsque nous marchons dans les rues de la ville et que nous croisons les autres, tous les autres, ceux que l'on ne connaît pas, il nous arrive parfois de nous demander : qui sont-ils ? Riches ? Pauvres ? Heureux ? Malheureux, gais ou solitaires ? Et les gens passent comme le courant d'une rivière inconnue, et nous, nous restons sur la berge, sans en savoir davantage. Car finalement... peu nous importe, il faut le reconnaître. Ce soir est un soir d'automne dans les rues de Marseille. Les passants s'écoulent comme le flot d'une rivière inconnue. Parmi eux, un vieillard. Personne ne le regarde attentivement, ce n'est qu'un vieillard, et un vieillard est rarement le centre du monde. Celui-là, pourtant, devrait attirer l'attention, car quelque chose ne va pas dans sa démarche. Elle est trop raide, trop guindée, trop appliquée, comme si chaque pas comptait, comme s'il lui fallait suivre une ligne bien droite, sans aucun écart. Il marche sans arrêt, suivant un chemin qui ne va nulle part. Soudain, le vieillard s'arrête droit au milieu du trottoir. A sa gauche, une femme passe. A sa droite, un enfant et un chien jouent. Il ne bouge pas. Il est arrêté tout simplement. Immobile, il regarde devant lui comme s'il voulait connaître le reste du chemin, comme s'il cherchait le but, l'horizon qu'il n'atteindra pas. Puis il s'effondre. La réaction des passants est curieuse. Personne n'ose approcher. Chacun regarde de loin ce vieillard effondré avec étonnement. Les gens sont presque choqués. Comme s'il était inconvenant de s'effondrer dans la rue sans avis préalable. Enfin, une femme s'approche, s'agenouille, regarde peureusement ce vieux corps recroquevillé et dit d'un air surpris : «Il n'est pas mort !» Et puis c'est l'attroupement, les discussions : «Vous avez vu ?... Mais comment est-ce arrivé ?... Qui est-ce ?... Qu'est-ce qu'il a ? Reculez-vous... Laissez-lui de l'air...» La sirène de la voiture de police est une délivrance. La civière est une délivrance. Ces hommes en uniforme, calmes, qui ont l'habitude, sont réconfortants. Plus personne n'est responsable. Le petit drame va suivre son cours ailleurs, quelque part dans un hôpital. La collectivité est rassurée. Le vieillard, cahoté dans l'ambulance, a les yeux clos. L'infirmier, penché sur lui, cherche des papiers, une identité, quelqu'un à prévenir. Mais rien. Rien qu'une lettre froissée dans une poche vide. Une lettre qui a dû être lue et relue cent fois. Vieille de plusieurs semaines. Une fois sur un lit d'hôpital, une fois le diagnostic établi, que faire ? Cet homme va mourir. Son c?ur refuse de lutter. Il va s'arrêter d'une heure à l'autre, comme un vieux réveil usé. Il faudrait prévenir quelqu'un. L'infirmier regarde la lettre. C'est celle d'un soldat en garnison, à l'autre bout de l'Europe, le matricule 56023 ; il y a un nom : Galin J. Les quelques lignes ne donnent guère de renseignements. Le soldat est le fils de cet homme, mais ne parle que de détails sans importance sur la vie de la caserne. Il n'y a qu'une phrase un peu plus intime : «Attends-moi, ne sois pas triste, je n'en ai plus pour longtemps.» L'infirmier se décide tout à coup. Un nom, un matricule, une caserne, ça ne doit pas être difficile à trouver. Et le téléphone et les avions ne sont pas faits pour les chiens. Il se penche sur le vieillard, toujours immobile dans ses draps blancs. «Monsieur, c'est votre fils, hein ? Vous voulez le voir ?» L'homme n'a pas parlé depuis qu'on l'a ramassé sur le trottoir. Il ouvre à peine les yeux, il voit la lettre, il desserre les lèvres avec peine, une larme glisse au coin de sa tempe ridée qu'il n'a pas la force d'effacer. Et l'infirmier entend comme un souffle : «Mon fils.» Alors, il fonce à l'administration de l'hôpital et se bat avec le téléphone. Il n'est que 5 heures de l'après-midi, à Marseille. En moins une heure, et c'est un exploit, l'infirmier a réussi à joindre le bureau militaire où quelqu'un comprend de quoi il s'agit. On note le matricule, on note Galin J. et la caserne. On note que le père de ce matricule est en train de mourir et réclame son fils, et le message rebondit. Il met deux heures à rebondir jusqu'à la caserne lointaine où un adjudant de service va trouver un colonel et lui expose la situation. (à suivre...)