Depuis qu?il avait deviné que Tassadit était enceinte, ce colosse au c?ur tendre, entourait la jeune femme de sa sollicitude. Toute la journée, Tassadit serra dans sa main, jusqu?à s?en faire mal, cette petite bougie que sa s?ur lui avait perfidement offerte. Le soir, n?y tenant plus, elle décida d?installer à son chevet une jarre couverte d?une soucoupe et contenant la petite bougie allumée. Elle attendit que le prince, à ses côtés soit profondément endormi, retenant son souffle, elle souleva doucement l?assiette. Soudain, une bise violente s?engouffra dans la chambre, renversa la cruche et souffla la petite bougie. Les fenêtres, sous la pression du vent, s?ouvrirent avec grand fracas. Malgré le grondement de l?orage, Tassadit perçut un bruit d?ailes familier : c?était le prince-oiseau qui reprenait son envol précipitamment et s?échappait par la fenêtre. La neige et le vent tourbillonnaient dans la chambre, unissant leurs efforts, ils arrachèrent Tassadit de son lit et tentèrent avec rage de la chasser du palais. Grelottant de peur et de froid, la jeune femme était ballottée comme une simple poupée de chiffon par le vent hargneux, et fouettée par une fine neige entêtée. Tassadit était poussée de çà, de là, roulée jusqu?au seuil du palais par les forces déchaînées, quand soudain Mabrouk se dressa devant elle, la saisit à bras le corps, l?empêchant ainsi d?être projetée dehors. Avec vigueur, il ferma la porte du palais ainsi que toutes les fenêtres. L?orage et la neige, hargneusement, se mirent à tourbillonner autour du palais, puis, peu à peu, leur colère tomba, car Mabrouk, par le trou de la serrure, leur avait crié à plusieurs reprises :«Tassadit porte l?enfant du fils de l?orage !» Avec précaution, le colosse porta sa jeune maîtresse, plus morte que vive, dans son lit, il la couvrit chaudement car elle grelottait de tout son corps et de toute son âme. Quand la nuit revint, le prince-oiseau entra et d?un ton froid s?adressa à sa femme... «Le feu, le chat, les chèvres et même le chien t?avaient pourtant mise en garde, tu as failli à ton serment et tu m?as perdu à jamais !» Tassadit eu beau le supplier, le prince resta inflexible. «Tu resteras ici jusqu?à ce que l?enfant naisse, après quoi, tu t?en iras vivre avec tes s?urs ! Choisis dans le palais tout ce qui te plaira et emporte-le ! Mais sache que dans un an, quand l?enfant sera sevré, je reviendrai une nuit le chercher !» La mort dans l?âme, la jeune femme, qui savait avoir trahi le serment, ne put qu?accepter. En soupirant elle murmura : «Comme il est dur d?être dans son tort !». Les mois et les jours passèrent et une nuit, Tassadit mit au monde un beau bébé. Il était blanc comme la neige et sa petite frimousse était déjà éclairée par de grands yeux d?un bleu de glacier. Souvent le vent forçait une fenêtre et venait rôder autour du berceau. Un matin, Tassadit trouva sur la joue de l?enfant endormi un flocon de neige qui commençait à peine à fondre. La jeune femme, affolée, serra contre son c?ur son enfant. La joue glacée du nourrisson, qu?elle couvrit de baisers, la poussa à prendre une grave décision. La nuit même, elle annonça à son mari : «Je voudrais partir au plus tôt chez moi. Je veux emporter le coffre berbère qui est au pied de mon lit, j?y mettrai, si tu le permets, les choses auxquelles je tiens le plus !» Oui, répondit tristement le prince, je vais demander à Mabrouk de charger le coffre dans la grande calèche, il te conduira dans ta famille avant le lever du jour.» Quand le prince sortit, Tassadit profita de son absence pour mettre dans le verre d?eau qu?il s?apprêtait à boire une drogue qui le plongerait immédiatement dans un sommeil profond. Puis, une fois le prince endormi, elle ouvrit le coffre et l?y installa. Toujours dans l?obscurité, pour ne pas déchaîner les foudres de l?orage, elle commanda à Mabrouk de charger le coffre bien fermé au plus vite dans la calèche. Le bébé bien emmitouflé dans ses bras, elle se précipita dans le carrosse. D?un coup de fouet, Mabrouk lança les chevaux hors du palais. L?orage et la neige, surpris d?abord, se mirent à poursuivre furieusement la voiture au grand étonnement de Mabrouk qui ne comprenait pas leur acharnement à vouloir lui barrer la route. A leur passage, le sol tremblait et les forêts traversées étaient aussitôt dévastées par l?orage qui grondait et poussait la neige contre la calèche. Les chevaux, sans la poigne solide de Mabrouk, se seraient plus d?une fois effondrés. A suivre Assia Guemra Bouguera Soudain, une fine gazelle, terrorisée par le bruit et la violence de l?orage, se jeta à l?intérieur de la calèche à moitié gelée : Tassadit, qui donnait le sein à son bébé, saisit le museau de la pauvre bête et en fit tomber quelques gouttes de lait ; la gazelle avala le liquide tiède et dit : «Merci, tu m?as sauvée et tu as fait de moi le frère de lait de ton enfant !» La jeune femme sourit tristement. La gazelle alors reprit : «Tu veux échapper, n?est ce pas, à cette mégère de neige et à ce forcené d?orage : sais-tu pourquoi ils tiennent en otage, depuis longtemps ton mari ? C?est pour le simple plaisir de faire souffrir leur ennemi mortel son père, le fils du soleil, notre sultan du grand désert !» Tassadit bouleversée, demanda des explications. La gazelle lui apprit alors qu?elle était l?une des messagères du sultan et qu?elle avait pour mission d?informer son maître sur les déplacements des ravisseurs. Puis elle continua : «Il y a longtemps, à cause de la félonie d?un nomade, l?orage et la neige ont enlevé un bébé qui n?était autre que le fils du sultan du grand désert. Depuis la disparition de son petit fils et de son esclave Mabrouk, le soleil envoie, tous les jours, un peu plus loin ses rayons vers les territoires du nord, parfois même jusqu?à épuisement. Mais nous savons tous, soupira la gazelle, que notre maître ne parviendra jamais à atteindre les monts des Aurès. Tassadit, au comble de la joie, s?exclama : «Le prince que vous recherchez est enfermé dans ce coffre ! C?est pour cette raison que nous sommes poursuivis par les tornades de vent et de neige.» Puis elle ajouta : «Gazelle ! mon prince sera rendu à son vrai père, indique- nous vite le chemin ! Nous allons nous réfugier dans le grand Sud !» A ces mots, la gazelle bondit et alla chuchoter quelques mots à l?oreille de Mabrouk qui poussa un grand cri et son élan de joie fut communiqué aux chevaux qui s?emballèrent et galopèrent ventre à terre. Peu à peu, la neige se fit moins drue et l?orage gronda moins fort. Au matin, apparurent à l?horizon des palmiers échevelés, le soleil du grand Sud, alors l?orage, la queue entre les jambes, fit demi-tour, quant à la neige, elle fondit de peur et de désespoir. Mabrouk se redressa et ses mains puissantes secouèrent plus fort les rênes des chevaux. La petite gazelle sauta de la calèche, et au contact du sable, reprit vie : elle guida, légère et rapide, l?attelage qui s?arrêta tout près du palais du sultan du grand Sud. C?était une forteresse grandiose dont la blancheur éclaboussait le bleu du ciel saharien, elle était entourée de bougainvilliers en fleurs et de palmiers palpitants sous l?haleine chaude d?une brise parfumée. Mabrouk, qui ne contenait plus sa joie d?être enfin rendu aux siens, déposa dans la salle du trône, au pied même du sultan du grand Sud, le précieux coffre qu?il ouvrit fébrilement. Le sultan, transporté de bonheur découvrit son fils endormi, beau comme un dieu et blanc comme neige. Effrayé, il sollicita du regard, l?aide de son père. Le soleil n?était pas bien loin, par la fenêtre ouverte, il assistait à la scène flamboyant d?émotion. L?astre tendit alors son doigt et caressa avec tendresse, le corps de son petit-fils, si longtemps absent. Peu à peu le visage du prince s?empourpra et il ouvrit les yeux pleins d?étonnement. Le sultan s?avança et raconta à son fils, avec des sanglots dans la gorge, sa triste histoire. Tassadit, qui regardait de tous ses yeux et de toute son âme son prince, s?approcha de lui à son tour et reprit le récit : «Tu m?as demandé d?emporter du palais ce que je désirais conserver ; ce que je voulais garder, c?était toi, mon prince ! Donc, je t?ai enfermé dans ce coffre et je t?ai emmené avec moi. La gazelle et Mabrouk ont guidé nos pas jusqu?au royaume de tes aïeux !» Pour la première fois de sa vie, le prince sourit puis quand sa femme lui tendit le bébé, il rayonna de bonheur alors l?imposant sultan du grand désert murmura tristement : «C?est à l?âge même de ce nourrisson qu?on t?a enlevé à moi mon enfant !» Le prince, tout ému, mit le bébé dans les bras de son vieux père. Le visage si blanc d?habitude du nouveau-né avait déjà bronzé et ses yeux couleur bleu glacier s?étaient pailletés de soleil. Tassadit, le prince et leur enfant vécurent heureux et en paix auprès du sultan du grand désert, sous la vigilance du soleil. Mais depuis cette mésaventure, l?orage, la neige et leurs serviteurs zélés furent exilés, à jamais du royaume du grand Sud algérien. C?est ainsi que notre histoire finit. Que Dieu me pardonne si j?ai menti et si Chitane a menti, qu?il en soit maudit.