Jérémie Henock est un brave homme, beaucoup trop brave. Mais il ne méritait pas ce qu?il est en train de lui arriver : sa femme s?en va avec leur fils de trois mois. «Jérémie, a-t-elle dit, je déteste la vie dans ce pays. Je te déteste aussi de m?y avoir amenée. Adieu et débrouille-toi tout seul avec ton épicerie minable.» Ce pays, c?est San Fernando, petit port du nord des Philippines. Il y pleut presque tout le temps, et quand il ne pleut pas, l?humidité colle à la peau. La mer de Chine y a des colères bleu marine subites et terrifiantes. Jérémie Henock, lui, ne se met pas en colère. Il baisse les bras et il regarde partir le cargo vers l?Amérique. Puis il retourne à sa petite épicerie minable sur le port, à sa maison sur pilotis, à sa solitude d?homme déjà vieux. Il a cinquante ans, elle en avait vingt-cinq. Il est courageux, elle était lâche et paresseuse. Il en a fait une épouse et une mère, mais ce n?était qu?une aventurière de pacotille. La vie semble bien terne à Jérémie Henock. Il ignore encore ce qu?elle lui réserve d?incroyable et de presque surnaturel, car jamais brave homme n?aura vécu ce que doit vivre encore Jérémie Henock l?espace d?un cyclone. Ce soir, il fait très lourd. Le ciel et la mer semblent confondus dans une poisse verdâtre et grise. De brusques sautes de vent agitent les cocotiers et font frémir les maisons fragiles. Le vieux Chinois qui tient la taverne du port connaît trop ce temps-là. Il a fermé boutique et les Philippins l?ont traité d?oiseau de malheur. La terre a tremblé, c?est certain, mais c?est une habitude. Un volcan lointain crache un peu plus de lave, c?est sûr. Mais de là à croire au cyclone? C?est la mousson de juin qui arrive, tout simplement. Jérémie Henock n?en est pas si sûr. Du haut de sa maison, il observe la mer à la jumelle. Elle est lourde de menaces liquides. On la voit se jeter de tout son poids sur les récifs de corail comme si elle voulait les écraser. Jérémie Henock respire mal. L?air est épais, angoissant, pauvre en oxygène. Il va se passer quelque chose. Une heure plus tard, la vieille femme qui lui sert de gouvernante disparaît en criant : «Baguios? Baguios !» C?est donc ça, un cyclone. Jérémie n?en a jamais vu. Il est pourtant installé dans l?île de Lucon depuis trois ans. On lui en a parlé, on lui a décrit des visions de cauchemar. Sa femme en avait peur, mais elle est partie depuis deux ans et ne verra pas celui-là. Si Jérémie était raisonnable, il ferait comme la vieille, comme le Chinois, comme presque tous les Philippins qui vivent au bord de la mer. Il s?éloignerait du rivage. Il irait se réfugier dans la forêt, à l?abri des arbres. Mais il s?en moque. Depuis qu?il vit seul, il se moque de pas mal de choses. Même de la fortune en perles qu?il a amassée. Même de la vie. Alors, il reste là à regarder. Qui sait d?ailleurs, le destin a peut-être décidé à sa place. En quelques secondes, la mer a basculé. Le vent a écartelé les arbres et la terre se met à tanguer. Surpris par la rapidité de l?attaque, Jérémie n?a pas eu le temps de s?accrocher à quelque chose. Toute la maison s?écroule dans un fracas de bois. Le toit de palme, arraché comme un vulgaire morceau de papier, disparaît dans les airs. Les pilotis s?entrechoquent et le plancher s?éparpille. (à suivre...)